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David Leterrier

"On touche au comique… noir."

Réponse au POINT DE VUE paru le 06.03.04
"Que Dieudonné se rassure!" par Eric Marty

 

Cher E. Marty,

 je partage votre vigilance quant à l’antisémitisme, et même la double, à ma mesure, pourtant au lieu de trouver rassurantes vos démonstrations qui se veulent protectrices, j’avoue qu’elles m’inquiètent. Votre analyse traite un sujet aussi délicat avec la violence d’un "spin". D’autre part vous semblez croire à une lutte contre antisémitisme qui négligerait la tradition humaniste.

Le bilan de votre pamphlet est d’ailleurs mitigé: pour stigmatiser la parole d’un clown dans une émission-télé (dont le nom même indique qu’elle promeut l’outrance), vous vous mettez à dos beaucoup de monde: les altermondialistes, les antiracistes et les tiers-mondistes, la diaspora noire, Mathieu Lindon et les médias français — ils n’ont rien compris ou sont sournoisement influencés. Je suis désolé, mais à ce rythme-là, je préfère l’avocat commis d’office. Car votre discours est autophage, s’appliquant autant à son auteur qu’à sa cible, il se mange lui-même.

Je ne tiens pas ici à défendre Dieudonné, ni à contredire tous vos arguments. Mais lorsque vous affirmez que "l'esclavagisme fut d'abord une pratique propre à l'économie des Africains", c'est une parole regrettable.

Vous analysez l’inconscience de Dieudonné qui déguise "la victime juive" en ses "bourreaux", mais que dire de la vôtre qui tient les Nègres pour avoir inventé le Négrier. Dans quel autre maudit Protocole avez-vous lu cela ? Dites encore aux esclaves, exécutés au travail, qu’ils n’étaient que des paresseux, et le tableau sera complet ! On touche au lapsus comique, plus c'est gros plus ça marche. Il n’est pas souhaitable que la lutte contre le mal antisémite s’associe ou même flirte avec un tel humour noir.

D’abord il y a la même différence entre "l'esclavage" qui se pratiquait en Afrique Noire, et la traite des Nègres, qu'entre une bagarre de quartier et un nettoyage ethnique d'ampleur internationale. Ne feignons pas de l'ignorer. Quant à la traite trans-saharienne perpétuée par les Arabes, elle n’arrive pas à la cheville de LA traite, trans-atlantique. Et le fait qu’on en parle peu en Europe reflète plus un faible intérêt pour l’Afrique, qu’un penchant pro-arabe qui aveuglerait l’opinion française comme vous l’insinuez.

Ensuite vous retournez "l’origine" du mot jusqu’à en faire un problème africain. Votre "esclavagisme" perd tout sens précis, devient une notion fourre-tout et rédemptrice, issue d'une vieille propagande, non pas antisémite, mais coloniale — ce qui n’est pas exclusif, faut-il vous le rappeler ? Minimiser ainsi l’esclavage et refouler ses causes est outrancier, pour ne pas dire révisionniste. Savez-vous que l’esclavage, après l’or, a financé l’Inquisition ? Dieudonné au moins s’exprimait clairement dans le registre du pitre, alors que vous parlez sous couvert "de nombreuses études", ajoutant le cachet de la science à la reproduction d’une falsification. Mais si vous désirez sortir de la vision du Bon Sauvage, lisez plutôt la littérature africaine qui, comme l’ironie juive, est souvent plus caustique que toutes les études, forcément plus prudentes.

A l’entrée <esclave>, le Robert historique de la langue française (dir. A. Rey, 1992) note:

"Le passage du sens de "slave" à celui d’"esclave" s’est produit durant le haut moyen âge, période où un grand nombre de Slaves des Balkans furent réduits en esclavage par les Germains et les Byzantins."

L’Europe était donc déjà infiltrée par ce virus venu d’Afrique ? On voit qu’il est plus difficile de se débarrasser d’idées préconçues que de rester politiquement correct. Si vous parliez au nom des Juifs, on aurait tendance à croire les rumeurs que vous dénoncez, au vu des a priori que vous colportez. Il y a bien longtemps que les intellectuels de votre niveau ne se servent plus de l’anthropologie à des fins idéologiques.

Vous invoquez René Girard, un philosophe dont la thèse principale est qu’à la base de toute civilisation, il y a une grande violence fondatrice. On ne voit pas comment réconcilier cette vision, défendue aussi par Maurras et Gobineau, par exemple avec la fondation d’Israël dans la Bible, dont vous soulignez bien l’universalisme, ou avec la tradition talmudique. Doit-on espérer "récupérer" la violence dans un dessein plus large et tenir l’esclavage, les exterminations ou la shoa pour avoir "fondé" quoi que ce soit ? Je crois que cette question n’apparaît qu’avec la chrétienté. La dialectique du Maître et de l'Esclave de Hegel, à laquelle se réfèrent Girard, ainsi que Baudrillard et Fukuyama, attribue une importance cruciale, non pas à une violence fondatrice, mais à la transmutation du rapport de force en une expression symbolique, ce qui sauve les combattants de l'auto-destruction à terme. Il ne suffit pas de vaincre, il faut encore symboliser la paix.

Les pratiques guerrières dans le monde entier ont toujours donné lieu à des violences, suivies souvent d'une symbolisation de la victoire et du statut des vaincus. En anthropologie, une résolution similaire des conflits, guerriers ou commerciaux, s'appelle le potlatch. Parfois le rite peut même éviter la violence, il a pu aussi mener à des gâchis considérables.

Dettes de guerre, sacrifices, camps de prisonniers, enfermement dans des cages, supplices divers et variés — il n'y a pas que notre Moyen Age ou les lointains anthropophages qui s'en soient rendus coupables — la vérité est que si le XXème Siècle a marqué un progrès là-dessus, c'est dans l'horreur, et que les années 2000 n'en sont pas pucelles.

En Afrique, on a fait comme ailleurs avec les moyens du bord. L’Afrique n’a pas à se justifier dans son histoire par rapport à aucun primitivisme dont les autres seraient épargnés. Et avant d’être synonymes de victimes, des peuples noirs ont participé à l’émergence de l’Égypte.

Il y eut entre autre l’esclavagisme organisé d’ethnies noires par des Africains du Nord. Lors des voyages, on ne les aurait nourris que des crottes des chameaux! Il y eut aussi des conversions forcées à l’Islam, et leurs massacres co-latéraux. Mais de nombreux Noirs adoptèrent plus tard un Islam africain qui n’a de leçons à recevoir de personne. Et avec la colonisation européenne des côtes vint le commerce triangulaire, qui constituait l’entreprise de déportation la plus démesurée au monde. Nombreux seraient morts sur des bateaux inhumains avec pour tout sépulcre quelques aléas sur un retour d’investissement. Les villes portuaires d’Europe ont organisé la chaîne des bateaux et des fers, sur près de 2 siècles, et les colons ont institué des États racistes et chrétiens, afin d'encadrer ces quelques 80 millions de voyages gratuits (peut-être beaucoup plus ou un peu moins), vers l’ex-terre des "Indiens". Mais savez-vous que des Noirs au Brésil, ont aussi, marginalement, commercé du tabac, et même affrété des bateaux pour revenir en Afrique fonder des villes — on n'est plus sûr de rien!

Même si l’on rapporte la cruauté à son outil - la lance, la caravane, et la Caravelle - il y a une différence de nature entre la prise d’otages ou la soumission entre ethnies, l’esclavage trans-saharien, et la traite des Nègres qui a éventré l’Afrique de ses ressources humaines.

Vous donnez aux Noirs une leçon de révolte, et les prévenez contre une propagande antisémite. Mais les peuples noirs n’ont-ils pas déjà combattu l'antisémitisme ? Et tandis que le bateau Le Saint-Louis, chargé de réfugiés juifs, n’a jamais pu accoster l’Amérique grâce à la propagande de Goebbels et à l’indifférence de Roosevelt, les peuples noirs n'ont-ils pas choisi leur camp ? N'ont-ils pas accueilli (au Congo, au Tchad), et défendu les premiers la France Libre, alors que la Coloniale ne cessait d'expliquer qu'il fallait désormais soutenir l'Allemagne, trop heureuse d’obéir à Pétain? Ils sont venus, comme en 14, sauver la France à la mémoire et aux cheveux courts. Mais cette arrogance-là a été traitée dans le sang au camp de Tcharoye en 1945, par l’ingratitude de colons qui déjà ne supportaient pas la leçon (voir le film de Semben Ousmane). Le filtre de la mémoire est une insulte aussi, qui mériterait bien la censure que vous prônez.

Malgré vos amis Falashas, un peu comme on disait "mais j'ai des amis juifs", les Noirs en général vous ennuient, car ils sont "bien évidemment des victimes", et parce qu’avec les tiers-mondistes, ils n’ont rien compris au Sens de l’Histoire et harassent décidément l’humanité d’en haut, ne serait-ce qu’avec "la puissance explosive du carnavalesque et la violence incontrôlable du clown", comme vous dites (ou en demandant un commerce équitable, moins subventionné)!

Aussi "l’égalité anthropologique absolue" que vous accordez aux Noirs par dessus le marché, mais seulement à partir de la religion d'Israël, maintient encore l’oubli. Vous avez raison, la religion juive n’a aucun relent raciste, j’ajouterais qu’elle n’offre prise à aucune propagande colonialiste non plus, aucune prise à un sur-homme qui voudrait se croire tout permis en mettant sur orbite sa civilisation supérieure. Cela est essentiel, et sans doute jamais plus subtilement ancré que dans la tradition juive, comme l’ont montré E. Levinas ou M. A. Ouakim. Mais, surtout, on aurait tort d’oublier que les systèmes politiques africains ont eu leurs civilisations propres, des cultures, des royaumes, des religions et des marchés, du Nord au Sud, avec l’Asie, par exemple — arts et civilisations que vous êtes libre d’ignorer. Mais si vous aussi, vous ajoutez la peur à l’ignorance, rassurez-vous, M. Marty, ce n’est pas une tradition africaine que de jeter de l’huile. Et les Africains ont depuis bien longtemps d’autres échos de la Torah que le vôtre, j’en viens à l’espérer.

Par contre, en France, je suis loin d’être rassuré par les conséquences politiques de votre claque dans l’opinion. Faut-il avoir peur que les spectateurs de Dieudonné votent Le Pen, après avoir ri de son sketch, ou après l’annulation frustrante de son spectacle ? Son public n’est pas prêt à voter pour l'extrême droite, mais votre ton méprisant tend à les y pousser plus qu’à les convaincre — quel jeu jouez-vous ? Et la censure de Dieudonné apporte beaucoup d’eau au moulin de ceux qui conspuaient la loi de 73 contre la diffusion publique de propos racistes ou antisémites, comme Tixier ou Le Pen, avec son bâillon. Cette censure tend à donner du corps aux rumeurs qui dénonçaient, depuis longtemps à vide, l’emprise "du lobby juif" sur les médias français.

Au moins, on se sera fait plaisir en dénonçant une ombre, une connotation de l’hydre multiforme qui est moins tangible que les beaux discours - cancer toujours possible, totem inversé avide de bouc-émissaires. Se pose la question du racisme de l’ogre, de son régime.

On danse sur les cicatrices de l’Europe. Que penser lorsque Berlusconi, à la simple vue d’un représentant européen allemand, révèle une connotation avec un kapo nazi ? Est-ce de l’anti-fascisme, en retard de 60 ans, de la rivalité mimétique ou de l’anti-pacifisme déguisé ?

Aujourd'hui, certains disent qu'il vaut mieux prendre un ticket, d'autres l'exigent. Les moins drôles disent que les jeux sont déjà faits : "Avant vous, votre couleur, votre nom, vos habits ou vos scarifications ont parlé, alors rangez vous dans votre camp..."

Votre harangue renouvelle radicalement le ton habituel de la lutte contre l’antisémitisme, au point qu’on se demande si c’est bien sa résurgence qui vous préoccupe, ou si c’est l’affirmation d’une idéologie partisane, particulière à une partie seulement des Israéliens et des Juifs dans le monde. Dans ce cas, il faudrait expliciter ces prises positions et signaler l’existence d’un débat, au lieu de se draper dans un unanimisme utopique (il n’existe pas en Israël) et dangereux, qui compromet tous les porteurs de noms juifs qui ne seraient pas de votre avis.

David Leterrier

Contact >>> dlet@peaux.org

Blog >>> http:/spinlaps.blogs.nouvelobs.com

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