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Grégoire Lyon

Après la fumée.
(3 mai 2003)

Il faut se dépêcher de reconnaître ce que la guerre a bien pu avoir de positif. Car la victoire n’a pas fini de sonner que des stridences de la pacification retentissent sur un autre ton que celui d’une libération fraternelle.

Il faut profiter de ce moment du triomphe, probablement trop bref, pour étudier les intentions et les rêves de ceux qui sont au firmament, les dits "néo-conservateurs" qui acclament une révolution tant militaire que diplomatique. Et ceux qui ont été tristes qu’aucun Français n’ait été là, ne serait-ce que pour déchirer une affiche de Saddam et recevoir un sourire d’un autochtone de Bagdad libérée - ça vaut mieux qu’un missile au fesses.

Libéré de Saddam par la victoire coalisée, libéré de la guerre aussi, le peuple de Bagdad a pu croire l’espace d’une fraction de journée que, — la longue bataille dans les rues de Bagdad n’ayant pas eu lieu, — leur ville était sauve, mis à part les bombardements passés. La bataille ou plutôt la reddition de Bagdad s’est évanouie dans le hors champ des caméras, dans le hors champ de la diplomatie explicite. On est prié de s’en tenir au symbole de la statue mise à bas par des civils irakiens.

Saddam est tombé, son régime effondré, il sera difficile de faire pire que lui, qui a provoqué la guerre avec l’Iran, envahi le Koweït, réprimé jusqu’au massacre ses populations kurdes et shiites, hanté et mutilé son administration dévouée avec des punitions ubuesques et capricieuses. Mais tout est possible.

- Le drapeau US sur la tête de Saddam

Quelques instants avant de tomber, la statue avait été mouchée par un drapeau américain, sanglé sur une oreille pour lui couvrir le visage, pour lui couvrir les yeux. Si on avait pu la faire marcher, il est probable que les soldats US auraient fait s’agenouiller la statue, comme ces prisonniers irakiens, la tête dans le sable, les mains liées derrière le dos. Comme ces prisonniers afghans dans les cages de Guantanamo dignes de Louis XI.

C’est un nouveau style d’arraisonnement qui se précise, désarmer un prisonnier ne suffit plus, la position debout semble bien trop dangereuse. Ainsi après qu’il ait dû se rendre, l’individu doit se recroqueviller près du sol, comme pour une renaissance, mais la tête plus bas que le derrière. Le prisonnier est humilié avec un mélange de prudence et de dégoût —une répulsion du toucher et du visage à hauteur d’homme. La capitulation ne peut plus être l’acceptation des conditions du vainqueur, elle doit entériner la soumission pour un temps indéterminé du vaincu, tandis que le vainqueur arrive d’autant moins à établir les bases du nouveau monde où tous les yeux pourraient convenir de regarder ensemble, depuis leur hauteur d’homme. Non, la défaite n’annonce pas la fin des combats mais la transposition du combat à l’intérieur de la boîte noire de l’individu et de son comportement. C’est de la guerre sans perspective.

D’ailleurs avant même la position fœtale, les yeux sont immanquablement bandés, avec un voile ou un sac sur tout le visage, ou avec des lunettes spéciales tout droit sorties du film L’Aveu de Costa Gavras qui décrit les interrogatoires façon KGB.

La vue doit être déposée, en plus des armes. Peut-être parce que les regards peuvent provoquer la pitié — plus sûrement parce que cela participe d’une technique de déprogrammation de la personnalité de l’individu (c’est-à-dire un lavage de cerveau, façon behavioriste de la CIA). On coupe le contact avec le monde extérieur, on force le sujet à rentrer en lui-même. Soumis au monde panique des bruits, le prisonnier est sensé s’introspecter, comprendre son erreur, et entreprendre de se détourner de toute son histoire puisqu’elle culmine si évidemment dans la défaite où il est réduit. On attend de lui qu’il cesse de penser ou de croire selon ses préceptes antérieurs. On semble attendre surtout qu’il fasse pénitence pour le mal qu’il a fait au monde de la liberté, ou que son frère a fait, ou qu’un de ses coreligionnaires s’apprêtait à faire avant que la justice… ne lui fasse retrouver tous ses sens. Tous les chemins ne mènent-ils pas à Genève.

C’est de la torture psychologique conduite par une phobie peureuse et ignorante, le tout sous le couvert du bruit assourdissant qui résonne du 11 Septembre, sous le couvert du silence d’une opposition dont la voix s’étrangle.

La statue mise à bas, la main mise sur les puits de pétrole, les bellicistes fêtent leur victoire.

Oui, ça aurait pu être pire, mais alors qu’on s’autocongratule, le reste du monde, hypnotisé par une agressivité aussi sincère, regarde la civilisation perdre son vernis, la politique perdre son latin et l’Histoire, derrière les trompettes d’une guerre très techno, perdre ses tablettes d’écriture cunéiforme. Ainsi va le sort de l’origine.

 


image : Christophe Callais

    grégoire lyon, contact : greg@artpo.org

> Greg Lyon : Pragmatic terminology
Letter to the Editor of International Herald Tribune
~after William Safire (April, 21) France campaign contribution.

 
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