PIERRE JAVELOT /ARTHUR RIMBAUD La Voie de Ménélik (5)
Rimbaud à sa
famille Mon voyage en Abyssinie s'est terminé. - Je vous ai déjà expliqué comme quoi, mon associé étant mort, j'ai eu de grandes difficultés au Choa, à propos de sa succession. On m'a fait payer deux fois ses dettes et j'ai eu une peine terrible à sauver ce que j'avais mis dans l'affaire. Si mon associé n'était pas mort, j'aurais gagné une trentaine de mille francs; tandis que je me retrouve avec les quinze mille que j'avais, après m'être fatigué d'une manière horrible pendant près de deux ans. Je n'ai pas de chance! - Je suis venu ici parce que les chaleurs étaient épouvantables cette année, dans la mer Rouge : tout le temps 50 à 60 degrés; et, me trouvant très affaibli, après sept années de fatigue qu'on ne peut s'imaginer et des privations les plus abominables, j'ai pensé que deux ou trois mois ici me remettraient; mais c'est encore des frais car je ne trouve rien à faire ici, et la vie est à l'européenne et assez chère. - Je me trouve tourmenté ces jours-ci par un rhumatisme dans les reins qui me fait damner; j'en ai un autre dans la cuisse gauche qui me paralyse de temps à autre, une douleur articulaire dans le genou gauche, un rhumatisme (déjà ancien) dans l'épaule droite; j'ai les cheveux absolument gris. Je me figure que mon existence périclite. - Figurez-vous comment on doit se porter, après des exploits du genre des suivants : traversées de mer et voyage de terre à cheval, en barque, sans vêtements, sans vivres, sans eau, etc., etc. - Je suis excessivement fatigué. Je n'ai pas d'emploi à présent. J'ai peur de perdre le peu que j'ai. Figurez-vous que je porte continuellement dans ma ceinture seize mille et quelques cents francs d'or; ça pèse une huitaine de kilos et ça me flanque la dysenterie. - Pourtant je ne puis aller en Europe, pour bien des raisons; d'abord, je mourrais en hiver; ensuite, je suis trop habitué à la vie errante et gratuite; enfin, je n'ai pas de position. - Je dois donc passer le reste de mes jours errant dans les fatigues et les privations, avec l'unique perspective de mourir à la peine. - Je ne resterai pas très longtemps ici : je n'ai pas d'emploi. Par force, je devrai m'en retourner du côté du Soudan, de l'Abyssinie ou de l'Arabie. Peut-être irai-je à Zanzibar, d'où on peut faire de longs voyages en Afrique, et peut-être en Chine, au Japon, qui sait où? - Enfin, envoyez-moi de vos nouvelles. Je vous souhaite paix et bonheur. Bien à vous. - Arthur Rimbaud, poste restante, au Caire (Égypte). - Notice -
*Photographe et voyageur, Pierre Javelot a récemment fait un reportage sur la ligne de chemin de fer construite par le roi Ménélik entre Addis-Abeba et Djibouti peu après la mort de Rimbaud. Les images présentées ici sont extraites de ce voyage. - Pierre Javelot a pour projet de publier un livre sur l'île de Zanzibar, où il a effectué de nombreux séjours.
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