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MAGIC HOFFMANN

 

 

un roman de Jakob Arjouni

 

© Diogenes (Fayard 1997)

 

Nouvelle traduction de l’allemand par
Stefan Kaempfer

 

 

 

Avertissement du traducteur


 


 

On lira ici le début d'une version quelque peu différente de celle que j’ai publiée chez Fayard en 1997. - Sans entrer dans les détails, j’ai dû faire – bien malgré moi – une série de concessions à l’époque, qui avaient d’ailleurs entraîné ma rupture avec l’auteur. Depuis lors, un certain nombre de choses se sont passées : Jakob est décédé bien trop jeune, les éditions Fayard ont cessé de publier ses livres et j’ai, quant à moi, continué d’apprendre mon métier au cours de ces vingt dernières années, même si ma première traduction – Café Turc du même auteur (Fayard 1991) – avait été étonnamment bien accueillie par la presse francophone. Fort de ce succès d’estime, j’avais alors composé une première version française – non retenue – de Magic Hoffmann, que j’ai récemment retrouvée dans mes papiers et soumis à une révision en profondeur dont – j’en conviens volontiers – elle avait certainement besoin. Je propose donc aujourd’hui le résultat de ce travail aux aimables lectrices et lecteurs car j’estime qu’il rend – sans doute mieux que la traduction publiée en 1997 – justice à l’esprit du texte original : un portrait au vitriol de l’Allemagne – et en particulier de Berlin – dans cette période charnière de la réunification. Mon vœu le plus cher est que cette version revisitée décide un éditeur à relancer en France l’œuvre d’un authentique écrivain, qui a été oublié bien trop vite des deux côtés du Rhin.


 


 

Stefan Kaempfer

Francfort/Berlin,
12 octobre 2017


 

 

1

 


 

Les billets de cinq cents flottaient dans le ciel pour décrire un mouvement circulaire comme un vol d’hirondelles sur fond de soleil crépusculaire. Lorsque Fred siffla sur deux doigts, ils regagnèrent la poche de son pantalon…

« Je trouve ça débile ! » dit Nickel, en tirant Fred de ses rêves. Une caisse de vin de pommes entre eux, ils étaient étendus sur l’herbe, et le temps était au beau fixe.

Les yeux fermés, Fred murmura : « On pourrait payer nos dettes et se tirer au Canada, t’arrêtes pas d’en parler et… » Il ouvrit les yeux qui clignèrent vers le bleu du ciel. « Tout ça pour une demi-heure de… travail ! »

Allongé sur le côté et appuyé sur le coude, Nickel regardait le village derrière les champs. Trente mètres plus bas, près d’une clôture, Annette caressait un veau en lui faisant boire du vin de pommes. Apparemment le veau adorait ça. Et les vaches suivaient l’action avec grand intérêt.

« Et tu pourrais te payer ton bidule, là, dit Fred, l’appareil photo, non ?

Le zoom.

C’est ça ! et plein d’autres trucs… toute la panoplie. Puis tu fais des photos géniales des forêts canadiennes, des joueurs de hockey, de tout ce qu’il y a à voir là-bas, tu deviens célèbre et dans vingt ans, tout le monde s’en fout que t’as braqué une banque dans un bled paumé du pays de Hesse.

Géniales, les photos… quand tu les regardes en prison. »

Nickel finit son vin de pommes, replaça la bouteille vide dans la caisse et cueillit la suivante, avec des mouvements toujours précis et clairs, comme s’il entendait montrer une fois pour toutes comment il fallait déposer et récupérer une bouteille de vin de pommes.

« En tout cas, c’est pas en glandant et en faisant le pingouin louis-quinze qu’on partira au Canada. » Fred prit une bouteille à son tour. Annette en paya une autre au veau, qui avait déjà une bonne dose dans le nez.

« Et tu en ferais quoi, de l’argent, toi  ? demanda Nickel.

Même au Canada, faut un peu de monnaie pour manger et pour boire.

Deux cent mille marks, ça fait beaucoup de monnaie. »

Fred haussa les épaules. « En fait, je me contenterais juste de palper les billets.

Et après ?

Rien.

Je ne te suis pas.

Les célébrités bourrées de fric, pas vrai qu’elles n’arrêtent pas de dire dans les interviews que l’argent c’est pas important, mais qu’il en faut bien pour vivre ? eh bien, moi, c’est le contraire : m’en faut pas beaucoup pour vivre, mais j’aime bien l’avoir. Dans une armoire ou sous le lit. J’aime bien le toucher, le compter, regarder les dates d’émission… »– il but une rasade – « et puis, faut qu’on se loge, qu’on se trouve une Jeep, des trappes à ours, des tas de trucs de ce genre.

Des trappes à ours… ! ? »

Nickel se mit à rire. Mais au même instant, l’idée de se retrouver tous les trois au Canada le fit frissonner d’envie : Vancouver, une maison à la mer, des forêts infinies, des photos pour les magazines internationaux…

Annette revint les bouteilles vides à la main. Elle portait une robe d’été rouge à pois jaunes ; la verdure du pré lui donna l’allure d’une grande fleur – une fleur un peu chancelante. Elle jeta les bouteilles dans l’herbe et se laissa tomber à côté. « Alors ? » demanda-t-elle et son regard passa de l’un à l’autre.

« J’aimerais bien savoir, ronchonna Nickel, pourquoi vous vous êtes mis en tête de monter le hold-up parfait, pourquoi vous, pourquoi à Dieburg et pourquoi maintenant. Alors que les voyous tentent le coup depuis des siècles...

Si Einstein avait raisonné comme toi, il serait allé planter des patates », fit Annette sur un ton malicieux, ferma les yeux et tourna son visage radieux vers le soleil. « Dès que je saurai bien parler l’anglais, je m’inscrirai dans un cours d’art dramatique au Canada. »

Ils buvaient du vin de pommes et faisaient des projets. Les projets étaient toujours plus importants, le hold-up toujours plus facile, et la caisse de vin de pommes toujours plus vide. Alors qu’ils virent, amusés, que le veau titubait sur son pâturage en poussant des beuglements excentriques, Nickel finit par se convaincre que le monde leur appartenait et que la banque faisait partie du monde…


 

Lorsque Fred rentra chez lui le soir et qu’il mit les pieds sous la table, mémé Ranunkel lui dit en servant le chou farci et les pommes de terre : « Tu fais la même tête que ton père quand il mijotait quelque chose. »

Elle portait sa robe aux rayures vertes et jaunes, son tablier sombre et sa veste en laine marron, cent fois reprisée. Ses cheveux gris étaient toujours soigneusement peignés en arrière et maintenus par un chignon.

« J’ai trouvé du travail, mémé.

Ah ? » Elle n’avait pas l’air convaincue.

Fred opina du chef. « Pas mal du tout : un travail de spécialiste ! »

Mémé Ranunkel abaissa la cuillère, et derrière les gros verres, des pupilles incrédules le fixèrent. « Spécialiste ? Et de quoi donc ?

De… ben, tu sais, y a pas encore de vrai mot pour ça. Je dirais… » – il fit mine de réfléchir – « gagner au loto, mais sans loto.

Pardon… ? !

Ben oui… » Il contempla le chou qui fumait dans son assiette. « Quelqu’un rêve de devenir une star du rock ou de faire le tour du monde. Nickel, par exemple, aimerait bien partir au Canada et faire de la photo, mais au fond de lui il est persuadé qu’il n’y arrivera jamais, et c’est là que j’interviens ! »

Mémé Ranunkel plissa le front. « Et alors ?

Et alors je développe des stratégies pour que les gens puissent au moins tenter leur chance… » Et l’air décontracté, il ajouta : « moyennant finances, s’entend. »

Une expression de pitié apparut sur le visage de mémé Ranunkel. « Qui irait dépenser son argent pour des choses pareilles ?

Tu vas voir, vendredi prochain j’ai ma première consultation, et avec mes honoraires, on ira tous les deux…

Mais, le coupa-t-elle, où est-ce que tu t’es fait embaucher, et par qui ?

Ces trucs-là, ça marche par petites annonces, je t’expliquerai. »

Mémé Ranunkel secoua la tête et s’assit en face de lui. « Gamin, gamin, qu’est-ce que c’est encore que ces histoires ?

Te fais pas de bile, mémé, c’est un métier d’avenir… »

Quatre ans plus tard, Fred fut élargi du centre de détention pour jeunes délinquants de Dieburg.


 


 

2


 


 

Des tennis blancs à bandes noires qui montaient aux chevilles : pouvait-on encore mettre ce style de godasses ? Fred resserra les lacets et fit le nœud. Dehors, les autres partaient à l’atelier. En passant, certains frappaient à sa porte.

« Porte-toi bien, Magic !

Faites-moi confiance, les gars ! »

Fred n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Dans cet état euphorisant de grande fatigue, la vie lui parut simple comme celle des cow-boys. Finis, les quatre ans de trou, le sac bouclé, lever de soleil, et plus personne pour l’emmerder ! Et si ses pompes étaient passées de mode, il se chargerait de les remettre dans le coup. Ce ne serait pas la première fois. À l’époque, au Dance 2000

Il remonta la fermeture de son bleu de chauffe et se mira dans la glace. Ce menton large et saillant, où une véritable barbe tardait à pousser, ces yeux globuleux, toujours un peu hébétés, ces oreilles décollées et ces cheveux châtain foncé, mi-longs, qu’il se coupait lui-même depuis l’âge de quatorze ans en les maintenant dans son poing au-dessus du crâne et en taillant ce qui dépassait : sûr qu’il n’avait pas changé ! Et il en était fier car ils n’avaient pas réussi à le mater. Les tentatives de réinsertion sociale d’en-haut tout comme les offres de participation criminelle d’en bas l’avaient laissé de marbre. La prison n’aura été qu’une salle d’attente où, la plupart du temps, il était resté assis les yeux fermés et les oreilles bouchées.

Après que le beau casse de banque et le refus de Fred de livrer ses camarades au tribunal eurent suscité une certaine admiration chez les autres détenus, celle-ci s’était très vite changée en indifférence à l’égard de quelqu’un qui restait en dehors de tous les coups et qui n’avait apparemment pas d’autres passions que les parties de pêche et la construction de cabanes en bois. Les uns pensaient qu’il était stupide, d’autres qu’il avait une grande gueule et certains partageaient les deux avis à la fois. En effet, Fred pouvait être aussi bête que futé. Il arrivait à conjuguer un terrible simplisme avec une étonnante intelligence. Ainsi, il avait très vite compris avec quels surveillants il fallait jouer le jeu pour rester peinard ; mais il avait mis très longtemps à comprendre pourquoi son voisin de cellule, très calme au demeurant, n’arrêtait pas de vouloir lutter avec lui dans la salle de sports alors que Fred était beaucoup plus costaud. Une fois, pour rire, Fred l’avait laissé gagner ; puis, étendu pour la première fois sous l’autre, il avait senti une pression pointue sur son nombril. Quand cela ne l’intéressait pas, Fred ne cherchait pas à comprendre : voilà comment il était devenu une « grande gueule » ; car son incompréhension n’était pas intérieure et muette : il la manifestait bruyamment, avec insolence, toutes voiles dehors. Aux gars de l’atelier d’ébénisterie, qui étaient tous plus calés que lui, il déclara que le bourrage de crâne avec les ornements en queue d’hirondelle et l’art du contre-plaqué ne faisaient sens que pour les idiots. Les contacts avec ses codétenus s’étaient donc tout naturellement bornés à la pratique du baby-foot et l’échange de revues pornographiques. D’ailleurs Fred n’aimait pas les lamentations et les colères des autres ; en taule, il ne fallait pas faire mauvaise figure, pensait-il. Libre, riche et en bonne santé, on pouvait se permettre une petite pleurnicherie de temps en temps. Mais prisonnier, tyrannisé par les surveillants et sans femme ? Impossible d’être malheureux en plus !

Fred se passa la main dans les cheveux : adieu, le porno ! Il n’était pas beau gosse mais son insouciance et son charme de paumé, dont il usait de façon plus ou moins consciente, lui avaient valu un succès considérable auprès des filles. Pourquoi serait-ce différent, à présent ? Dans un petit moment, il serait libre, materait du chemisier et de la jupe, de la fesse et de la guibolle ; la vie repartirait – comme dans le temps, sauf que la ferraille dans sa poche se serait transformée en vingt briques !

Fred ferma la valise, s’assit sur le bord du lit et fuma sa dernière cigarette.

Très vite, le maton vint le chercher pour l’amener aux portes de la prison. Par interphone, il avertit le garde-chiourme : « Fred Hoffmann, la quille. »

La première couche d’acier trempé roula sur le côté, et ils pénétrèrent dans le sas. Le garde-chiourme les examina par la vitre blindée, appuya sur un bouton, et la seconde couche s’écarta.

« Bonne chance, Hoffmann.

Thanks, mais je n’en ai plus besoin, maintenant.

C’est maintenant que tu vas en avoir besoin ! »

Fred fit non de la tête. « I have friends. » Et du fric, pensa-t-il, sans mot dire.

Le maton soupira. « Et arrête avec ce putain d’anglais. Tout le monde croira que t’es cinglé et du boulot, t’en trouveras jamais.

Au contraire, dit Fred, là où je vais, du travail, je n’en trouverai que si je parle l’anglais, si tant est que j’veuille bien travailler, Mister. »

Ils se serrèrent la main, et Fred se retrouva dans la rue déserte qui baignait dans le soleil. Le portail se referma derrière lui. Il mit un moment à s’habituer au nouvel éclairage. En face de lui il y avait un kiosque et, plus loin, des immeubles clairs avec les fenêtres ouvertes, garnies de bacs à fleurs aux couleurs éclatantes. L’air sentait le lilas, et les arbres qui bordaient la chaussée étaient verts. Les feuilles bruissaient dans le vent, les oiseaux piaffaient, et le silence régnait alentour. Si ce n’était pas là une journée de printemps… un nouveau départ, pensa Fred, what a wonderful world !

Il posa la valise et tomba la veste. Hormis le vendeur du kiosque, il n’aperçut personne. Sur les cartes postales, il avait écrit : « entre dix et onze ».. Sa montre indiqua presque onze heures.

Il reprit la valise et se promena jusqu’au kiosque. Le vendeur, la quarantaine, le cheveu rare, roupillait sur un journal.

« Morning ! »

Le vendeur sursauta. « …Oh ! ‘jour. »

Fred se mit à rire : « Ça fatigue, le printemps, ‘s pas ?

Hum. Que désirez-vous ?

Une bouteille de champagne. Et du meilleur ! »

Depuis son arrestation, Fred n’avait plus bu d’alcool, si l’on exceptait les tord-boyaux fabriquées en douce dans les recoins des cellules. Cela faisait une paye pour quelqu’un qui aimait la bibine sous toutes les formes à peu près potables.

« Le meilleur ? » – le vendeur se gratta le menton – « … du Faber ?

C’est votre meilleur champ’, ça ?

Si on veut : c’est le seul que j’ai. »

Tandis que le vendeur se traînait jusqu’au frigo, Fred scruta à nouveau les deux côtés de la rue.

« Vous avez l’heure ? »

Le vendeur déposa la bouteille et regarda sa montre bracelet.

« Onze heures et demie passées.

La mienne aura dû s’arrêter…

Vous voulez un gobelet ? »

Au lieu de répondre, Fred tapota sur le cadran. Le vendeur bâilla. « C’est pas le dernier cri, hein ? »

Fred leva les yeux et fixa le vendeur un instant sans changer de mine, puis se reconcentra sur sa montre. Le vendeur haussa les sourcils. Que les jeunes gens étaient donc sensibles sur les questions de mode de nos jours ! Sur un ton aimable, il demanda : « Alors, gobelet ?

Un pour vous également.

Pour moi ? »

En acquiesçant, Fred retira sa montre du bras et la jeta dans la poubelle du kiosque. « On a quelque chose à fêter. »

Le vendeur allait refuser de la tête lorsque son regard tomba sur la valise de Fred. Cela faisait trop longtemps qu’il était installé face au portail de la prison pour ne pas savoir ce que pouvaient signifier les petites valises usées par ici. Une taule pour les jeunots, pas pour les grosses pointures qui pouvaient encaisser sans broncher le fait de se retrouver tout à coup de l’autre côté du mur après des années à l’ombre. La plupart voulaient boire un coup avec lui, et habituellement il leur faisait ce plaisir. Il se traîna à nouveau vers l’arrière, prit deux gobelets : « Mais rien que pour trinquer. »

Fred rit. « Sure, on verra bien combien de fois on trinquera. »

Il descendit le premier gobelet d’une traite et ferma brièvement les yeux. « What a feeling ! »

Ils burent en silence. Fred observait la rue, et le vendeur le dévisagea. Quel air bête, pensa-t-il, avec ces yeux exorbités. Cependant aucun autre gars n’avait affiché un regard aussi déterminé en buvant sa première bouteille en liberté. Aucune curiosité, aucun manque de confiance. Comme s’il s’était entraîné pour un combat de boxe et que le gong allait retentir d’un moment à l’autre.

En effet, tout était préparé en détail dans la tête de Fred : retrouvailles avec Annette et Nickel, puis un tour au Clash, plus tard au Dance 2000 avec une meuf de fortune, et demain conférence au sommet sur le Canada. Si la prison était bonne à quelque chose, c’était de préparer au concours des faiseurs de projets, et il avait terminé premier.

Un jeune couple apparut dans la rue et se rapprocha rapidement. La fille était blonde et rondouillette, le gars grand et brun. Tous deux portaient quelque chose sous le bras et semblaient pressés. Annette et Nickel, pas l’ombre d’un doute. Fred se tourna brusquement vers le vendeur et saisit la bouteille. « Allez, on reboit un coup. » Fallait pas qu’ils le voient attendre.

« Merci, pas pour moi. »

Le vendeur vida son gobelet et le jeta à la poubelle. Lorsqu’il releva la tête, il tressaillit légèrement. Le jeune homme le fixa à nouveau. Cette fois, son regard lui rappela celui des dingues du foyer Saint-Jean, là-bas du côté de la forêt.

« J’ai à faire…

Alors causons… »

Fred se pencha en avant et commença subitement à parler d’un vagabond, connu comme le loup blanc à Dieburg, qui ne s’y était plus montré depuis longtemps, mais reparaissait sans cesse dans les anecdotes que les Diebourgeois se racontaient sous forme de bonnes blagues. À mesure que le couple s’approchait, le ton de Fred monta et son histoire se fit plus sauvage. Lorsque le couple passa à hauteur du kiosque, Fred se retourna comme par hasard avec un sourire jusqu’aux oreilles tout en continuant de parler… il y avait erreur sur les personnes : chargés de poudre à laver, de litières pour chats et de couches-culottes, le couple passa son chemin avec une brève œillade en direction du kiosque.

Fred se tut.

« Et alors, demanda le vendeur, qu’est-ce que le type a fabriqué avec l’échelle ?

L’échelle ? » Fred eut l’air absent. Les pas du couple s’estompèrent jusqu’à disparaître dans une entrée d’immeuble.

« C’est quelle heure, là maintenant ?

Midi moins l’quart. »

Fred vida son gobelet et le remplit à nouveau, les yeux rivés sur le coin de rue où il avait vu apparaître le couple. Le vendeur eut un moment d’hésitation, puis haussa les épaules, se rassit sur sa chaise et ouvrit un magazine.

« …Il a commencé par la planquer, reprit Fred après un moment, alors elle est devenue humide et elle a pourri ; puis il a fini par la jeter, ce qui nous prouve une fois encore… » – il se donna toute la peine du monde pour sourire avec légèreté – « que le crime ne paye pas… Je vous dois combien ? »

Le vendeur annonça le prix de la consommation, et Fred sortit une liasse de billets roulée et maintenue par un élastique. Comme il l’avait vu à la télévision. Il souleva l’élastique, posa un billet de vingt marks sur le comptoir, relâcha l’élastique et releva la tête. « C’est juste. Si aujourd’hui vous en voyez deux qui attendent devant le portail là-bas, dites-leur que Fred fait la nouba au Clash ce soir, je vous prie. »

Le vendeur promit d’avoir l’œil. Fred saisit sa valise, se tapota le front – « bye-bye » – et descendit la rue. Un vent chaud lui caressa la nuque.

Non, il n’était pas furieux. Un peu irrité, mais pas furieux. Peut-être Annette et Nickel avaient-ils raté le train. Aucune raison de s’inquiéter. Tout le monde arrivait en retard, de temps à autre…

Fred était presque encore plus doué pour s’adapter aux nouvelles circonstances que pour fomenter des projets en béton.


 

La petite maison blanche de mémé Ranunkel était située à la lisière de la forêt, entre une usine de carrelage désaffectée et une pépinière. La verdure renaissante de la végétation était respendissante, les branchages venaient envahir le toit et les murs pour signaler que la maison était à l’abandon depuis un certain temps, car à Dieburg tous les arbres avaient leur tailleur personnel.

Une fois à l’intérieur, Fred fut accueilli par un souffle d’air vicié. Les chambres étaient plongées dans l’obscurité, l’électricité coupée. Fred avança par tâtonnements dans la salle de séjour. Lorsqu’il ouvrit les stores, il aperçut le mobilier bon marché des années cinquante recouvert d’une épaisse couche de poussière. Il resta cloué là pendant un temps à regarder autour de lui… Le voilà donc de retour ! Mais la vue des objets familiers ne l’émut pas, ou plutôt : il ne s’autorisait pas cette émotion-là. Il était sur le point de commencer une nouvelle vie où cette maison n’avait plus sa place. Il la vendrait. C’était un autre de ses projets mûrement réfléchis !

Il se rendit à la cuisine, inspecta armoires et tiroirs, fouilla le garde-manger. Puis il visita les autres chambres jusqu’à tomber, dans le meuble de nuit de mémé Ranunkel, sur une bouteille de cognac entamée. En sa compagnie, il s’assit sur le rebord de la fenêtre ouverte et scruta la rue pour guetter l’arrivée d’Annette et de Nickel.

Et s’il avait trop tardé à envoyer les cartes postales ? Ou bien si Annette et Nickel avaient encore changé d’adresse ?

À force de boire, il finit par ressentir une légère ivresse. Vers les quatre heures, il quitta la maison et marcha jusqu’à la première cabine téléphonique.

Par mesure de prudence, il n’avait ni passé de coups de fils à Nickel et Annette ni reçu leur visite. Les quelques lettres, qu’elle avait voulues anodines, lui avaient appris qu’elle s’était séparée de Nickel et habitait désormais ailleurs. Bien qu’elle eût ajouté sa nouvelle adresse, une lettre ultérieure, qui annonçait un autre déménagement, ne comporta plus de mention d’expéditeur. Quant à Nickel, le plus trouillard d’entre eux, il n’avait envoyé que des cartes postales sans signature. Rien sur Dieburg et surtout rien sur Annette – les gars qui contrôlaient le courrier à la prison avaient dû penser qu’il s’agissait des salutations standard d’un parent éloigné.

Cependant, il était entendu qu’il leur enverrait des cartes dès qu’il saurait sa date de sortie et qu’ils viendraient alors l’attendre ; la relative ancienneté de cette promesse n’avait aucune importance car une promesse restait une promesse ; et puis Annette et Nickel n’avaient qu’à lui faire savoir leurs adresses exactes…

Fred déplia la lettre d’Annette qui mentionnait son numéro de téléphone à Berlin. Brusquement une sensation bizarre s’empara de lui. Il raccrocha l’écouteur et se mit à chercher ses cigarettes. Cela faisait quatre ans qu’il attendait cet instant, quatre ans et dix-huit jours. Si Annette n’était pas dans le train ou à Dieburg, il allait maintenant entendre sa voix. Pas celle qui lui faisait la conversation dans sa cellule, qui lui était familière et lui disait souvent ce qu’il voulait bien entendre, mais sa vraie voix – celle qui avait pris quatre ans. Le sang cogna contre ses tempes. Il grilla deux sèches en essayant de préparer ce qu’il allait dire. Finalement, il composa le numéro en retenant son souffle durant les brèves sonneries.

« Zernikov ? » fit une voix de bonne femme sur fond de vacarme télévisuel.

Fred s’éclaircit la gorge. « …Bonjour, j’aurais aimé parler à Annette Schöller.

De quoi, qui ça ? ! » La voix tenta de couvrir la télé.

« Annette Schöller », répéta Fred.

« Connais pas ! Qui que… Eh ! Jessica ! Fous-y la paix, au portable… ! Je te l’ai dit cent fois que c’est pas un jouet ! C’est à papa ! Et papa, il te met sur la gueule quand il va être au courant ! …Allô ? !

Annette Schöller. Elle… elle a sûrement habité là avant vous.

Oui, et alors ? Je gagne kékchose, ou quoi ?

Pardon ? Non… euh… mais…

Mais quoi, dedieu ? !

Ben, si vous pouviez me donner la nouvelle adresse à…

Mais c’est vrai, ça : la petite Annette !... Par contre, les adresses des gens d’avant, c’est pas mes oignons ! Z’avez qu’à regarder dans l’bottin !

Okay d’accord. Mais vous pourriez peut-être me dire si elle fait suivre son courrier ?

J’suis l’facteur, ou quoi ? ! »

La bonne femme raccrocha, et Fred reposa le combiné. Un bref instant, il eut cette sensation qu’il avait déjà éprouvée à son arrivée en prison, lorsque tout lui passait sous le nez et que les gars le chambraient sans arrêt. Ils avaient une bien étrange manière de communiquer, à Berlin.

Ensuite il appela les renseignements, sans succès : le numéro d’Annette n’était pas sur leurs listes. Enfin il composa l’ancien numéro berlinois de Nickel, mais personne ne prit la ligne.

Il revint à la maison de mémé Ranunkel et colla un mot sur la porte : « Suis au Clash ». Puis il partit rendre visite à quelques anciens amis. Mais partout on lui fit la même réponse : ils ou elles étaient « partis depuis deux ou trois ans à Munich… à Francfort… à Hanovre… à Berlin… à Tübingen… »


 

3


 


 

Autrefois, le Clash avait été une grotte plongée dans la fumée et les vapeurs éthyliques, avec des murs noirs, des meubles de récupération, des bougies sur les bouteilles de bière vides, une piste de danse minuscule et de la musique qui déchirait. Fred y avait passé la moitié de sa jeunesse. Souvent, le Clash avait été sa salle de séjour et sa chambre à coucher pendant plusieurs jours d’affilée, et il y avait fait presque tout pour la première fois – en tout cas, les choses pour lesquelles il existait une première fois quand on marchait et parlait depuis un certain temps déjà.

Depuis deux ans, le Clash s’appelait le Coconut Beach, un mélange de taverne grecque et de vacances aux Caraïbes. On avait replâtré les murs en blanc et carrelé le sol en marron brillant ; un ventilateur simili-années-trente tournicotait au-dessus du comptoir en bambou, les sièges en chanvre étaient disposés en petits groupes, et sur les tables, on avait placé les menus détaillant les cocktails et des bols remplis de morceaux de banane séchée. Des haut-parleurs invisibles diffusaient des nappes de guitares.

En entrant, Fred avait espéré s’être trompé d’endroit. Puis il avait déambulé dans la salle quasiment déserte en ce début de soirée et regardé dans tous les coins. Plusieurs bières arrosées de schnaps seulement l’avaient aidé à s’accommoder de la nouvelle décoration. C’est-à-dire : l’ignorer comme on ignore un sac-poubelle. Cette sorte d’élégante boîte olé-olé, pensa-t-il, avait peut-être été à la mode du temps de mémé Ranunkel. Dans ce lieu, il avait l’impression de ne pas avoir raté grand-chose. Et si le Clash n’existait plus, lui aussi quitterait bientôt Dieburg pour de bon.

Entre temps, il était plus de onze heures du soir. Fred picolait autant qu’il pouvait et se sentait extrêmement bien. Il était assis à une table en compagnie de deux jeunes femmes, qui le connaissaient pour l’avoir vu dans le journal et lui avaient adressé la parole comme il s’était imaginé que les femmes le feraient : plein d’admiration. « T’es pas celui qui a attaqué la banque, à l’époque ? » Très cool, Fred avait confirmé.

L’une des deux, qui le fit penser à Joan Baez, avait les cheveux longs, bruns, la raie au milieu et un visage légèrement dépité avec un nez en trompette ; elle portait une robe ample en tissu fin aux broderies bigarrées à travers laquelle on apercevait sa lingerie. L’autre avait un visage rond, joufflu, les cheveux coupés au carré, gominés ; elle était coincée dans un costume de matelot. Les vannes de toutes sortes lui arrachaient des couinements enthousiastes, après quoi elle se rajustait le balcon à chaque fois.

Fred leva son verre de plus en plus souvent, en lançant des saluts vers le comptoir et en gueulant à travers la salle à moitié remplie : « Eh, Greta, hasta la vista ! » – ce qui ne manqua pas de provoquer un couinement à sa gauche. Greta, qui avait travaillé au Clash dans le temps, espérait que Fred allait se tirer vite fait. Depuis son arrivée, les calembours sur l’huile solaire, la lambada et les morceaux de kiwi dans la bière n’avaient pas tari. Quatre ans de prison pouvaient excuser pas mal de choses, mais on n’avait pas à vendre à la criée qu’on était lamentablement en retard sur son époque. De la bière et du schnaps ! Greta secoua la bouteille. Le schnaps n’était là que pour les ouvriers qui installaient l’aquarium.

Fred se pencha vers Joan Baez. « Le punch, ça me connaît… mais ce truc-là… » – avec un sourire narquois, il désigna son sundream maracuja-melon à bord en sucre et fleur de rose –« pour moi, c’est de la bibine classée dessert ! »

Un nouveau couinement ravi. Joan Baez ne changea pas de mine. Depuis une heure, elle voulait apprendre des choses sur la prison, sur les angoisses et les problèmes d’un taulard ; au lieu de cela, il fallait qu’elle se tape les blagues et les remarques lourdingues d’un loubard.

« Très con de sortir le soir pour se bourrer de salade de fruits ! Ce serait comme attaquer une banque pour voler les stylos bille ! »

Le couinement s’amplifia pour culminer dans une petite crise d’hystérie à laquelle Joan Baez mit fin en remarquant que ce n’était pas si drôle que ça. La fille de la marine se tut aussitôt. Dans la parfumerie où elles travaillaient toutes les deux, Joan Baez était sa supérieure hiérarchique. Irritée, la marine rajusta son balcon, ce qui provoqua une expression légèrement bovine chez Fred. Puis elle attrapa son cocktail et disparut derrière une haie de feuilles de menthe et de peaux d’orange en spirale.

Le regard satisfait de Fred passa de l’une à l’autre. Ce n’était pas si mal, après tout, qu’Annette et Nickel ne soient pas venus l’attendre… un peu plus tard dans la soirée, il inviterait les filles au Dance 2000 et puis… sa première nuit en liberté -  his first night in freedom ! Il but une rasade de bière et brailla un nouveau salut à Greta. Mignonne, la Greta ! Dommage qu’elle soit obligée de travailler dans un boui-boui pareil, là maintenant.

Joan Baez se pencha en avant. « …Est-ce qu’on apprend des choses en prison ? » La troisième fois qu’elle posait la question, et le matelot derrière les feuilles de menthe dut méchamment se contrôler pour ne pas s’esclaffer.

Fred acquiesça, « le baby-foot », et beugla en direction du bar avec une telle force que tous les clients se retournèrent sur lui : « Hé, Greta, au fait, où c’qu’il est passé, le baby ? »

Greta se détourna.

Surpris, Fred contempla le dos de la serveuse. Puis il marmonna un « ben ouais, c’est pas facile » pour expliquer en dressant l’index : « c’est parce qu’y avait un baby-foot, ici, avant ! » comme s’il s’agissait d’une sorte de Rembrandt authentique.

Joan Baez leva les yeux au plafond et soupira.

« Avant, j’étais bon au milieu, c’est tout. Maintenant je suis imbattable partout. Magic Hoffmann ! c’est le nom qu’ils m’ont donné en taule. Je shoote même plus, je laisse rouler la balle en zig-zag. Like this… » Des bras et des mains, à droite et à gauche du ventre, Fred accomplit le geste de quelqu’un qui faisait glisser une corde invisible entre ses doigts.

« Je parlais d’apprendre un métier, ou quelque chose comme ça.

Ah oui !… » – Fred eut un geste de refus – « ben moi, je pars au Canada avec des amis.

Très beau métier, en effet ! Et combien gagne-t-on par mois ? »

La phrase à peine terminée, le matelot émergea derrière les feuilles de menthe et saisit l’occasion pour se faire pardonner. En l’honneur de Joan Baez, son couinement atteignit une telle ampleur que toutes les autres conversations dans la salle tarirent aussi sec. De nouveau, tout le monde se retourna, mais ravi cette fois que quelqu’un manifestât une telle joie de vivre. Il plut également à certains que la rigolade se fît de toute évidence aux dépens de Fred, dont les vannes criardes faisaient mal aux oreilles et dont les tennis antédiluviens, le bleu de chauffe déchiré et la coupe de cheveux façon Sainte-Anne étaient une ombre au tableau pour ces yeux habitués au « chic », car à Dieburg n’importe quel éboueur en service portait désormais une chemise de sport rose ou turquoise de chez C&À.

Fred regarda le visage allongé et pâle de Joan Baez, déjà marqué par les heures sup’ et l’éclairage au néon, en se demandant pourquoi elle était aussi passionnée par la question du boulot.

« …J’ai bossé à l’ébénisterie, dit-il alors, mais j’peux plus sentir l’odeur des copeaux sans faire un malaise. C’est comme la vache et le steak : un arbre, c’est beau, une table aussi, mais le stade intermédiaire, c’est dégueulasse. »

Joan Baez contempla les mains calleuses de Fred posées sur son verre de bière et sourit pour la forme : « À notre époque, il faut être prêt à faire des concessions.

À notre époque ?

Chômage ! » lâcha-t-elle avec une expression désireuse de conclure la partie gaie de la soirée.

« Chômage… ? » – Fred hocha les épaules – « rien à braire.

Ah bon… ? » – les sourcils de Joan Baez se soulevèrent – « et si tu te retrouves à la rue avec des millions de sans-emploi… ?

Où ça ? » fit Fred en se tournant vers la fenêtre. Joan Baez et sa collègue échangèrent une œillade.

« Voilà comment je vois les choses », commença-t-il après un temps, s’attendant à un couinement, aussi petit fût-il : « …en taule, y a deux sortes de gars ; les uns bossent toute la sainte journée et les autres matent le plafond au-dessus du paddock. La seule différence, c’est que les uns profitent moins du séjour alors que les autres ont plus de temps pour apprécier la mollesse du matelas.

Et quel rapport avec la vie normale ?

Ben, tout le monde finit par sortir un jour », répondit Fred avec un clin d’œil encourageant vers la collègue. Mais elle ne fit que regarder sa supérieure qui fixa Fred sans complaisance. Puis avec un rire bref, Joan Baez prit son sac à main. « Je pense qu’il vaut mieux qu’on y aille », et d’ajouter sur un ton moqueur : « Car nous, il faut qu’on travaille demain matin ! »

D’abord Fred crut n’avoir pas bien compris, puis il vit Joan Baez se lever, rajuster sa robe et prendre sa veste en laine. Alors sa bouche s’ouvrit. La collègue fut également surprise et désigna timidement son cocktail à moitié plein.

Joan Baez eut un geste de refus. « Notre Magic va sûrement nous inviter, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui gagne son argent en partant au Canada ! Et s’il vient à lui manquer, il n’aura qu’à attaquer une autre banque… ! »

La collègue avait compris ; et en plus, elle trouvait ça drôle. Après avoir bu une dernière rasade rapide et ramassé ses cigarettes, sa bouche explosa et son couinement, qui assourdit Fred, secoua la salle pour ne cesser qu’au moment où la porte se referma derrière les filles.

Silence. Fred fut la cible de tous les regards. Tassé dans sa chaise, il empoigna les accoudoirs et fixa la porte sans discontinuer. Puis les conversations reprirent, et bientôt le volume sonore atteignait à nouveau son niveau habituel.

Prudemment, Fred regarda à la ronde. Peu à peu, cette sensation sourde s’en allait. Que s’était-il donc passé, pour l’amour du ciel ! N’avait-on pas rigolé ensemble, quelques instants auparavant ? Il laissa la soirée suivre son cours. Fallait-il désormais avoir peur du chômage pour s’entendre avec les filles ? N’avaient-ils pas décidé d’aller au Dance 2000, faire la fête, danser… rock’n’roll… ?

Fred s’inquiéta de l’heure. Annette et Nickel ne viendraient plus. Le Dance 2000, c’était râpé : il ne pouvait pas s’y pointer tout seul, ça ferait désordre ! Fallait y aller en King, comme il l’avait programmé : Magic Hoffmann qui, malgré ses quatre ans à l’ombre, allait soutirer plus de plaisir à la vie que tous les autres réunis !… Voilà comment ça se passerait… mais pas ce soir… pas comme ça…

Il alluma une cigarette et regarda de nouveau à la ronde Personne ne parut se soucier de lui. Rentrer maintenant ? Terminée, sa première night in freedom… ?

Il finit son verre et appela Greta à grand renfort de gestes. Quand elle finit par se retourner sur lui, il gueula en ricanant : « Tournée générale ! »


 

Le jour pointait, lorsque Fred se réveilla sur un banc dans la zone piétonne. Il lui fallut un moment pour comprendre où il se trouvait et qu’il n’était pas dans sa cellule. Il finit par sursauter d’effroi.

Dieburg dormait encore : volets clos, vitrines grillagées, lumière blafarde en provenance d’un lampadaire. Les premiers oiseaux gazouillaient dans le silence ambiant.

Les habits de Fred étaient humides. Il se secoua, posa les pieds sur le bitume et se frotta le visage. Il découvrit alors la croûte de sang qui s’étendait de la paume de la main à l’avant-bras. La mémoire lui revint lentement : Il avait voulu embrasser Greta avant de partir, mais quelque chose n’avait pas dû tourner rond, car l’instant suivant, quelqu’un l’avait empoigné pour le jeter sur le trottoir.

Il se pencha sur le côté et vomit dans un bac à fleurs. Il avait toujours eu l’estomac fragile. Au moins avait-il tenu l’alcool dès le premier soir. Mais ça, ça n’avait jamais été un grand problème pour lui.

Il retrouva un billet de vingt et quelques pièces dans sa poche. Il devait avoir claqué dans les six cents marks, pratiquement la totalité du salaire que la prison lui avait versé à sa sortie.

Il se mit debout et rentra chez lui en titubant. Les rues étaient désertes. Au loin, il entendit les premières voitures prendre la route de Francfort. Annette et Nickel étaient-ils arrivés entre-temps ?

Mais bien avant d’arriver devant sa porte, il vit que le « Suis au Clash » y était encore accroché. Aucun doute : ils n’avaient pas reçu ses cartes postales. Ou alors…

Il accéléra le pas et oublia sa gueule de bois. Arrivé à la porte, il arracha le mot et en fit une boulette. Pouvaient-ils connaître sa date de sortie sans pour autant venir le chercher… ?

Il tourna la clef et pénétra dans le couloir. Une lumière pâle emplit l’étroit tuyau bas de plafond décoré de papier peint aux roses. Le manteau d’hiver de mémé Ranunkel était encore accroché dans la garde-robe. Fallait-il les attendre ici, Annette et Nickel ? Entre ces murs misérables, sans eau ni électricité, et sans Clash le soir… ?

Il claqua la porte. Il n’avait plus de temps à perdre, et surtout pas à Dieburg ! Il se procurerait leurs adresses, monterait à Berlin et irait à leur rencontre ! Et s’ils avaient cru qu’un ou deux jours supplémentaires avaient une quelconque importance après quatre ans au trou, ils avaient tout faux !


 


 

4


 


 


 

Au supermarché près de la maison des Schöller, Fred acheta une bouteille de bordeaux pour la mère d’Annette.

Il la connaissait depuis le bac à sable, et s’il avait pu choisir sa mère, elle serait arrivé en tête de liste : grande et forte, avec des seins magnifiques, des yeux verts coquins et un visage fin. À la maison, elle se déplaçait la plupart du temps pieds nus, vêtue d’un simple peignoir dont elle ne fermait pas toujours la ceinture, et c’était un petit petit miracle que Fred n’ait pas gardé des séquelles strabiques de sa prime jeunesse. Pour sortir, elle se maquillait, mettait du parfum et portait des tailleurs toujours trop osés aux yeux des voisins. Elle aimait les gens autour d’elle, les invitait à des garden-parties ou des dîners, et le plus coincé des amis fonctionnaires de son mari se laissait subjuguer par son charme et sa joie de vivre. Qu’elle n’ait pas rendu visite à Fred en prison, ce n’était là qu’une mesure de prudence pour ne pas ajouter aux soupçons qui pesaient sur Annette.

Il était neuf heures passées, le soleil se cachait derrière la maison dont l’entrée était traversée d’ombres paisibles. Rien n’avait changé. Le jardin était toujours cet oasis méditerranéen, comparé au voisinage où abondaient les sapins nains et les plates-bandes proprettes plantées d’œillets. Chez les Schöller, le gazon n’était pas tondu, les buissons et les fleurs poussaient sauvagement les uns sur les autres, et dans les pots de terre il y avait de la sauge et du romarin.

« L’ami du petit déjeuner » ! Fred se souvint des séances de cuisine dans la bonne humeur, des réunions dans la salle à manger autour de la table où chacun riait des mêmes choses, s’intéressait aux mêmes sujets et partageait la plupart du temps les mêmes opinions, y compris sur ce qui se disait dans le journal. Le père de Fred avait affirmé une fois qu’il manquait une case aux parents et que les enfants étaient mous – mais les Schöller ne l’avaient jamais beaucoup inspiré.

Fred poussa la porte du jardin, se dirigea vers la villa et sonna. Aucune réaction. Il continua de sonner jusqu’à ce que le rideau du premier étage bougeât et qu’un toussotement se fît entendre. Ensuite quelqu’un descendit l’escalier, et Fred sortit la bouteille de l’emballage. Lorsque les pas s’arrêtèrent, un croassement derrière la porte voulut savoir qui était là. Fred remit la bouteille dans le sac.

« Fred Hoffmann. J’aurais voulu voir Mme Schöller.

Fred… ? ! »

La porte s’ouvrit, et Fred eut le souffle coupé. C’était Mme Schöller – ou plutôt ce qui en restait : elle avait maigri, si l’on exceptait un petit ventre pointu, aux allures de tumeur, comme celui des hommes portés sur la bière ; son visage était un champ de bataille enflé avec des pustules infectées, des lèvres gercées et des yeux vitreux injectés de sang. Telle une bête des cavernes, qui craignait la lumière du jour, elle resta plantée dans la semi-obscurité de l’entrée. Fred sentit une odeur de sueur rance.

Il essaya de ne pas paraître effrayé. Comme dans le temps, lorsqu’il avait fait une bourde, il eut un ricanement effronté et lança : « Alors, m’dame Schöller », comme s’il espérait que cette vieille habitude lui rendrait son ancienne apparence.

« Bon Dieu, Fred… te voilà enfin sorti !

Depuis hier.

Entre. » Mais au même moment, elle détourna son regard comme si elle se souvenait de quelque chose. Alors elle rajusta son peignoir et se passa la main dans ses cheveux collés. Lorsqu’elle releva les yeux, son regard fut lourd d’angoisse. « Je veux dire, si tu en as envie. Tu vois bien… il y a eu du changement… »

Fred hocha les épaules. « Tout change tout le temps, de toute façon !… Alors, on n’offre plus le café, par ici ?

Mais si, bien sûr. » Elle lui montra une rangée de dents jaunies et une faible lueur traversa ses yeux.

Fred la suivit dans le salon. Les rideaux étaient tirés mais à travers les interstices, des rayons de soleil épars pénétraient dans la pièce où planaient des odeurs de schnaps et de fumée froide. Dans les recoins sombres, Fred reconnut tout de même l’ancienne décoration protestante pondue par M. Schöller : des meubles fonctionnels en bois clair, des abat-jours oranges, des tapis muraux couleur forêt et une affiche prônant l’amitié entre les peuples. Sur les étagères se trouvaient des photographies d’Annette et de ses frères aînés. L’un était luthier et l’autre un genre de célébrité en Amérique, mais Fred ne savait pas exactement lequel. À côté, il y avait le buste en plâtre de M. Schöller. Un artiste de sa connaissance lui avait offert l’œuvre qui lui conférait un air de philosophe grec.

Mme Schöller s’immobilisa et replia les mains avec nervosité.

« Tu reconnais tout ça ? » s’enquit-elle, en essayant de trouver un ton joyeux. Fred aurait souhaité qu’elle n’en fît rien.

« Ben ouais. Et toujours ces torchons pourris aux murs. Le mites n’en veulent pas, ou quoi ? »

Mme Schöller se mit à rire. Les tapisseries, elle ne les portait pas non plus dans son cœur. Pendant un temps, elle le questionna sur la vie en prison, et il lui dépeignit une jolie colonie de vacances, ce qu’il fit autant pour elle que pour lui-même.

« Je suis tellement désolée pour toi, Fred.

Mais non ! je prends ça cool, m’dame, j’vous jure. Vous savez bien qu’avec des si… Le passé, c’est le passé ; et l’avenir m’appartient ! »

Mme Schöller sourit. Puis elle fit quelques pas maladroits dans sa direction et lui posa la main sur le bras. « Annette te sera toujours reconnaissante… et moi aussi.

Pourquoi ? » dit Fred en essayant de respirer par la bouche. Elle devait avoir passé plusieurs jours sans se laver. « Ne faites donc pas comme la police. Personne ne sait qui a été dans le coup, et il n’y a pas de raison que ça change. Mais à propos d’Annette : je suis venu parce que… »

Mme Schöller s’était intempestivement détournée, et Fred remarqua avec étonnement qu’elle cherchait un appui sur l’accoudoir d’une chaise en fixant le plancher comme hypnotisée.

« Moi, dit-elle brusquement, je me suis presque entièrement retirée. Je ne sors plus de la maison, pour ainsi dire. C’est que… » Soudain, elle dévisagea Fred avec un regard étrange, brillant et vide comme si elle s’adressait à un saint homme : « Je fais de la peinture, tu sais. »

Son apparence extérieure le gênait. « Ah oui », fit-il en agitant l’air devant son nez. Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là… peindre les murs ? « Et… euh… ça se passe comment ? »

Elle le prit par la main et l’amena près d’un petit chevalet à côté de la fenêtre. La toile était recouverte d’une étoffe noire.

« Promets-moi d’être sincère !

Mais j’y connais rien, moi. »

La main de Mme Schöller parut humide.

« Tant mieux ! » D’un geste rapide, elle ôta le tissu et lança des œillades expectatives à Fred.

Il regarda la toile, puis la femme, puis à nouveau la toile. Il ne broncha pas. La toile était blanche. Ou plutôt : couleur toile fraîchement livrée.

Fred fit un effort pour garder ses yeux rivés sur la surface aux fines madrures. Puis il finit par plisser le front et dire : « Eh bien… c’est plutôt moderne, non ?

Mmm. » Mme Schöller eut un mouvement respectueux de la tête. On ne savait pas s’il concernait Fred ou le tableau.

« Ben... je l’accrocherais bien chez moi. Il a quelque chose de… transparent… » Fred eut un geste vers le mur. « Mieux que les torchons, en tout cas.

Je le pense également », acquiesça-t-elle doucement. Ils restèrent plantés un temps devant la toile à vingt-neuf marks quatre-vingt, et Fred eut des bouffées de chaleur à l’idée que Mme Schöller pût lui demander son avis sur les couleurs et la technique utilisées. Or, l’air satisfait, elle finit par la recouvrir du tissu noir pour dire : « Bon, allez, je vais nous faire du café. »

Soulagé, Fred la vit disparaître dans la cuisine. Par l’étroite ouverture de la porte, il l’entendit dévisser quelque chose qu’elle fit ensuite couler. Fred eut le sentiment d’assister à une catastrophe naturelle, inondation ou séisme, comme on les montrait à la télévision, où des villes entières sombraient lentement mais inexorablement dans le néant.

Il se mit à la fenêtre et fit coulisser le rideau. Terrasse sur terrasse, balançoire Hollywood sur balançoire Hollywood, grill sur grill. À la lumière du soleil matinal, ce décor paraissait flambant neuf. Il imagina comment les voisins devaient se moquer de Mme Schöller dans son dos. Au moment même où il voulut sortir la bouteille du sac et la poser sur la table, la porte d’entrée claqua. Peu après, M. Schöller pénétra dans la pièce. M. le professeur Schöller. M. le proviseur adjoint Schöller. M. Schöller, le mètre sur pattes.

Chez lui, tout était petit ou court, sauf la sacoche en cuir et le costume en velours. Le pantalon faisait des plis sur les chaussures, et seuls les bouts des doigts émergeaient des manches. Pour donner du corps à son visage émacié, il portait des favoris ; et pour qu’il ne vînt à l’idée de personne qu’il pût s’agir de vanité dissimulée, il les laissait pousser sauvagement et ne s’en occupait plus. Il en allait de même pour ses cheveux châtain foncé, légèrement ondulés. Ses yeux, jadis d’un bleu éclatant, s’étaient émoussés au cours de ces dernières années et ressemblaient à du parchemin peint à la gouache.

Le bruit dans la cuisine tarit. Restait un petit cliquetis métallique dans le salon. M. Schöller fit tourner son trousseau de clefs entre ses doigts et fixa Fred sans changer de mine. Puis il étira sa bouche et afficha un petit sourire doux, comme toujours, quand quelque chose le chagrinait. Il n’avait jamais aimé ce garçon, mais Fred ne s’en était rendu compte que sur le tard.

« Te voilà donc de retour. »

Fred acquiesça. « ‘Jour, m’sieur Schöller. »

Le cliquetis cessa, et M. Schöller mit ses mains et manches de veste dans les poches de son pantalon. Il fit quelques pas à travers le salon sans réduire la distance qui le séparait de Fred.

« Depuis quand es-tu sorti ?

Depuis hier.

Mes félicitations, ou bien quelle est la formule consacrée en pareil cas ?

Aucune idée, m’sieur, tant que c’est de bon cœur. »

M. Schöller s’arrêta et dévisagea Fred, l’œil alerte et toujours souriant.

« Quels sont tes projets, à présent ?

Prendre un café.

Ne fais pas l’idiot. J’entends bien sûr… » Il ressortit une manche de sa poche et la fit tournoyer en l’air : « à plus long terme.

J’sais pas. Ceci ou cela. Peut-être prof, comme ça je pourrais faire mon stage chez vous.

Ce serait certainement fantastique. » M. Schöller eut un rire sec, puis regarda par terre. « Je veux savoir si tu penses revoir Annette ? »

Fred fit l’économie d’une réponse. C’était stupide ! Le sourire disparut, et Fred marqua un point d’office. Un point pour gâcher le sourire à M. Schöller, deux pour le faire rougir, trois pour le mettre tellement en colère qu’il renonçait à garder ses distances habituelles pour engueuler l’élève de si près que celui-ci pouvait contempler la petite tâche dégarnie au sommet du crâne Trois points, c’était dur. Fred n’y avait réussi qu’à cinq reprises au cours de sa scolarité.

« Si tel était le cas, il vaudrait mieux renoncer.

Ça tombe mal. Je suis venu pour connaître la nouvelle adresse d’Annette.

Alors tu es venu pour rien.

Eh oh… ! » Fred leva la main. « Je suis un ami de votre fille. Et puis d’ailleurs, l’adresse, c’est votre femme qui doit me la donner, pas vous.

Tu étais un ami de ma fille… si l’on peut dire.

Comment vous diriez, vous ?

Tu l’as entraînée dans tes mauvais coups, tu t’es servi d’elle. »

Fred souffla. « La vache ! Vous en avez de bonnes ! Je pense que je le ferai ailleurs, mon stage de prof.

Je pense aussi », fit M. Schöller en désignant la sortie d’un geste bref.

Fred hésita. Le buste en plâtre parlait-il sérieusement ? Il n’était quand même pas le premier abruti venu – il s’appelait Fred, Fred Hoffmann qui fréquentait cette maison depuis vingt ans ! Le meilleur ami d’Annette !

Fred tourna les yeux vers la porte de la cuisine. Elle était entrebâillée. D’une grosse voix, il lança : « Je me demande ce que votre femme dirait si elle entendait les saloperies que vous me sortez. Mais je crois bien qu’elle est tombée dans la machine à café, la pauvre. »

L’instant suivant, les bruits reprirent dans la cuisine. Le regard de M. Schöller se porta également vers la porte entrebâillée et ses traits se raidirent.

Du pouce, Fred désigna la cuisine. « Ouf ! c’était moins une ! »

M. Schöller virevolta vers Fred, et tout à coup ses mirettes en parchemin semblaient prendre feu. Mais ce n’était pas de la colère… pas seulement. « Disparais !

Pas sans l’adresse. »

Lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit, la lumière du soleil chassa l’obscurité du salon. Fred remarqua que M. Schöller sursauta. Mme Schöller parut dans le cadre, tenant à la main une cafetière et des tasses qui tintaient. Elle avait un peu meilleure mine et se tenait à peu près droite. Après une brève œillade vers les hommes, elle manœuvra le service jusqu’à la table.

« Déjà rentré ? »

M. Schöller hésita. « Le cours a été annulé. »

Les tasses claquèrent sur le bois avant d’être poussées à leurs places respectives. Mme Schöller tourna le dos. « Tu prends le café avec nous ?

Je viens d’expliquer à Fred…

Je suis au courant !

Mais nous nous étions mis d’accord…

Nous nous étions mis d’accord sur pas mal de choses ! » Tout en se cramponnant à la table, elle tourna rapidement la tête : « Et alors ! Qu’est-ce que tu as, à me regarder comme ça ? Va corriger tes devoirs, écrire tes lettres de lecteur ! Va… ! »

Fred contempla les deux tasses aux motifs animaliers amusants en redoutant qu’ils se retrouveraient peut-être tous les trois autour de la table, dans une minute.

D’une allure chancelante, Mme Schöller regagna la cuisine.

« Filez-moi l’adresse d’Annette, et je me tire. »

Mais M. Schöller ne réagit pas. La tête renversée en avant, le regard cloué au sol, il ne prit aucune note de Fred. Mme Schöller avait remporté le jack-pot : la tâche dégarnie de M. Schöller aurait brillé jusqu’au dernier rang de la classe.

Fred se tourna vers la cuisine. « M’dame Schöller, je voudrais la nouvelle adresse d’Annette ! »

Lorsque Mme Schöller reparut avec le lait et le sucre, ce fut pour dire : « Quelle magnifique journée ! Nous devrions nous installer dans le jardin !

M’dame, je vous ai…

On pourrait faire une partie de Scrabble, non ? »

Fred la regarda poser le lait et le sucre, aller à l’étagère, mettre un chapeau de paille et saisir le jeu de Scrabble, s’asseoir à la table et commencer à verser quelque chose dans les tasses, que Fred prit pour de l’eau chaude. À son propre étonnement, il se retourna pour appeler M. Schöller à la rescousse. Mais la place, que celui-ci occupait quelques instants auparavant, était vacante.

« Désolé, m’dame, mais faut que j’y aille, là ! J’ai… euh… un rendez-vous avec mon agent de probation. » Fred renchérit de la tête. « Je repasserai ces jours-ci. »

Mme Schöller était assise devant les deux tasses qui fumaient et sourit. « Tu prends du sucre ?

Hmouais », lâcha-t-il en se dirigeant lentement vers la sortie, « deux cuillers.

Du lait… ? »

Lorsque la porte d’entrée se referma derrière Fred, il se souvint, en passant devant les pots de sauge et de romarin, que mémé Ranunkel lui avait dit que l’on ne pouvait pas vivre à Dieburg et faire comme si on habitait sur la Côte d’Azur ; un beau jour, on se réveillerait les mains vides et commencerait à détester sa propre personne et tout le tape-à-l’œil autour. Mais fallait-il pour autant devenir cinglé d’un jour à l’autre ? Et pourquoi Annette ne lui avait-elle jamais écrit un mot sur l’état de sa mère ? Et puis surtout : où étaient-ils passés, Annette et Nickel, à la fin ? Pourquoi le laissaient-ils errer dans cette ville de fous… ?

Sans se retourner, il claqua la porte du jardin et se dépêcha de mettre le lotissement à bonne distance de lui.


 

Dans la première cabine téléphonique qu’il trouva, il composa les numéros de quelques copines d’Annette jusqu’à ce que l’une d’entre elles décrochât et lui apprît les coordonnées berlinoises qu’il cherchait.

« Tu ne sais pas si elle devait passer à Dieburg, ces jours-ci ?

Sûrement pas. Je lui ai parlé la semaine dernière, elle est submergée de boulot. C’est quoi, ton nom, déjà ?

Tom. »

Fred raccrocha. Personne n’avait besoin de savoir qu’il était après Annette.

Il éprouva une fois encore cette sensation bizarre à l’idée d’entendre sa voix. Après quatre ans, le téléphone ne s’imposait pas forcément. Surtout pas quand on avait un tas de questions qui se bousculaient dans la tête. Le visage défait de Mme Schöller n’arrêtait pas de se projeter sur un écran vide à côté de lui. Et il y avait autre chose : Annette était submergée de boulot ? Dans ses lettres, elle avait écrit qu’elle faisait du cinéma. Mais elle n’avait pas parlé d’un travail. Et si c’était le cas, jusqu’à quand l’accaparerait-il… ? Lui, en tout cas, n’avait pas le temps d’attendre la fermeture du magasin !

Il alluma une cigarette tout en observant à travers la vitre un homme qui limait les pointes de sa clôture aux bois croisés. Non, pour l’heure, ce n’était pas une bonne chose de se pendre au téléphone. Et ce n’était pas du tout magic : aucune entrée en scène, aucun glamour. Mais il fallait néanmoins qu’il sût si Annette se trouvait bien à Berlin.

Quelques mégots plus tard, la confusion dans sa tête s’était levée.

Il fit le numéro d’Annette.

« Productions Ciné-Télé-Mégastars, j’écoute… »

Fred n’osa pas reprendre son souffle : c’était bien elle ! Sa voix n’avait pas changé. Tout d’un coup, il eut tellement chaud qu’avec la meilleure volonté du monde, il n’aurait pu sortir la moindre parole.

Un autre « bonjour », et il reposa le combiné.

Ben voilà… – Fred s’essuya le front en nage – …pas plus compliqué que ça ! Il n’avait plus qu’à monter à Berlin. La belle surprise qu’il leur ferait ! On ne pouvait quand même pas leur en vouloir que ses cartes ne soient pas arrivées. Quelquefois, il était vraiment trop méfiant…

Lorsqu’il foula le trottoir qui scintillait au soleil pour prendre le chemin de la forêt, il fut saisi par une envie de grande ville, l’envie d’y passer quelques jours en grande pompe jusqu’au départ pour le Canada. Si Annette et Nickel ne venaient pas le chercher, ils devaient avoir leurs raisons. En tout cas, il ne voulait pas passer pour le genre de mec taré qui ne voyait partout et toujours que de la trahison, seulement parce que la vie suivait son cours normal pour les gens dehors. Non ! il s’appelait Magic Hoffmann : le passé c’était le passé, et l’avenir lui appartenait !


 

À la maison, il boucla sa valise puis partit à la gare et se procura un ticket. Heureusement que mémé Ranunkel lui avait laissé un peu d’argent, qui couvrirait les premiers frais.

Il empocha le ticket et se pendit au téléphone pour appeler son agent de probation. Elle lui avait rendu visite durant sa dernière semaine en prison. C’était une petite bonne femme bien en chair et très affairée avec une jupe bariolée, un chemisier en dentelle, un visage rond, rose, et des yeux qui semblaient dire : « Ne vous trompez pas sur mon apparence sympa, je connais la chanson. » Au cours du bref entretien, Fred avait été assez crédible dans le genre tout c’que j’veux, c’est être tranquille et avoir un p’tit boulot peinard.

« J’voulais juste vous demander une semaine de vacances.

Mais nous avons rendez-vous après-demain.

C’est la raison pour laquelle je voulais vous demander une semaine de vacances.

Désolée, monsieur Hoffmann, les choses ne se passent pas ainsi. Je n’ai pas beaucoup de temps et vous êtes dans l’obligation de…

Écoutez, faut que j’puisse bouger un peu, être un peu tranquille, euh… digérer ces dernières années… faut me comprendre, quoi !

Digérer ? Bien sûr que je comprends, mais…

Toute façon, j’vais rester dans le coin : juste marcher un peu dans la forêt, faire du camping, de la natation... Savez, pour un gars de la campagne, la nature, c’est ce qui manque en prison, c’est vraiment dur… Je dirais que, euh, l’âme dépérit…

Hmoui, je peux comprendre cela, en effet.

Je savais que vous comprendriez. Vous êtes sensible. Ils sont rares, les gens comme vous.

Eh bien, repoussons simplement notre rendez-vous d’une petite semaine.

Disons deux ! Ça me laissera le temps de me préparer. J’ai pas envie de prendre mon agent de probation pour une supérette où on choisit n’importe quoi dans les rayons, faut donner un peu du sien… voilà comment je vois les choses. C’est pourquoi je voudrais avoir une idée de mon avenir quand je viendrai vous voir. Vous ne trouvez pas que c’est un bon début ?

Certes, certes… bien, dans deux semaines alors, puisque vous insistez, mais cette fois il faudra vous y tenir !

Personne ne pourrait s’y tenir mieux que moi. C’est de ma vie qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Alors je vous remercie du fond du cœur ! »

Fred raccrocha et regarda sa nouvelle montre. Un heure jusqu’au départ du train.

 

 

 

5


 


 

Le cimetière était situé sous un toit de feuilles touffues. Seuls, quelques éclats de lumière sur la mousse et les pierres éclairaient par endroits le vert foncé du lieu de recueillement frais et silencieux, si l’on exceptait le son du baladeur de Fred. Il écoutait À real Mother for Ya de Johnny Guitar Watson avec le volume sonore tellement poussé qu’un petit tchiboum-tchiboum planait sur les tombes.

Assis sur la pierre tombale de sa grand-mère, il se rappelait sa dernière visite en prison. Il avait commandé « des cigarettes et de la musique », et elle était venue avec des pyjamas et des gâteaux. Une semaine plus tard, elle était décédée. À présent, sa maison appartenait à Fred. Son père l’avait construite pour elle avant l’accident qui s’était passé après le onzième anniversaire de Fred : la gazinière avait explosé dans la vieille baraque d’apiculteur, située en dehors de la ville dans la forêt, et son père avait été tué par la chute des poutres. Depuis que sa femme avait mis les voiles et qu’il était retourné avec son fils chez sa mère, il allait passer du temps tout seul dans cette baraque, élever des abeilles, jouer du piano. Fred ne pensait que rarement à lui. De son vivant déjà, il s’était habitué au fait que son père n’existait pas vraiment en dehors des randonnées et des gueuletons une fois la semaine. La mémé existait, elle. Ou plutôt : avait existé. Quelquefois, Fred s’imaginait comment son père et lui se seraient retrouvés maintenant, du côté des abeilles dans le jardin, pour une séance de gnôle. « C’est l’heure des vitamines », disait-il toujours : cerise, poire, prune. C’était souvent l’heure des vitamines. Une bouteille de slivovitz cul-sec sur le toit de la Porsche lancée à fond sur la route de la ville, à l’intérieur de laquelle la mère de Fred en larmes était assise aux côtés de son ingénieur suisse, voilà qui avait fait la réputation du père de Fred bien au-delà des limites de Dieburg.

Fred retourna la cassette. Lorsque la musique reprit, il chercha un vœu pieux qu’il pût formuler pour ses adieux à la mémé. « T’oublierai jamais », marmonna-t-il pour se chauffer et secoua la tête. « Tâcherai de prendre ma vie en mains » : pas terrible non plus. « En espérant qu’ils sont sympas avec toi là-haut et qu’ils te donnent plein de petits garçons à qui tu pourras interdire la piscine, couper l’argent de poche et donner un milliard de cerises à dénoyauter… ! »

Alors qu’il était perdu dans ses pensées, le jardinier du cimetière s’approcha dans son dos. C’était un grand mince aux yeux tristes d’une vingtaine d’années. Il traîna son râteau derrière lui comme un jouet de dingo. Arrivé à hauteur de Fred, il lui tapota timidement l’épaule. Fred se retourna. Au second coup d’œil seulement, il reconnut Ga-ga. Surpris, il ôta ses écouteurs.

« Gaston !

F-f-fred… ! C-c-c’est t-t-toi ?

Ouais, je suis sorti.

D-d-depuis quand ?

Hier.

S-s-super ! » fit Gaston, content, et il avait déjà oublié qu’il était venu le voir à cause des plaintes que certains visiteurs avaient émis au sujet du bruit d’un baladeur. Ils avaient été à l’école ensemble, et Gaston l’avait toujours bien aimé. Depuis le casse de la banque, Fred était sans conteste le gars le plus excitant entre Darmstadt et Aschaffenburg à ses yeux.

« …Comment ç-ç-ça va ?

Bien, je pars à Berlin.

B-B-Berlin ? S-s-super ! »

Les yeux de Gaston s’emplirent d’admiration. Berlin, la grande ville excitante et mal famée ! Une fois, il avait failli y aller, mais après qu’on lui eut dit que les gens y parlaient super-vite et qu’ils étaient pressés le reste du temps, il avait préféré rendre le billet. Même si Fred n’avait pas de problème d’articulation, le voyage à Berlin signifiait surtout qu’on n’avait pas réussi à le mater en prison.

« Et À-À-Annette ? »

Fred contempla Gaston, qui était très excité.

« Elle m’attend là-bas… on va faire la fête.

S-s-super ! » Gaston était rayonnant. Un gars comme Fred méritait tout : du blé, des amis, du plaisir. Son regard tomba alors sur la pierre funéraire, et sa gaieté disparut instantanément. « M-m-merde a-a-alors, quel en-enfoiré ! D-d-désolé p-p-pour ta mé-mé-mé-mé…

Laisse béton », Fred eut un geste de refus. Puis, en regardant sa montre : « Et toi, ça va ?

Pa-pas mal. D-d-depuis un an, j-j’ai le j-job ici. Y a qu’avec les na-nazis qu’y a des pro-problèmes. »

Gaston astiquait le manche de son râteau. Normalement, il ne parlait pas de la bande de skinheads, qui s’affichaient bruyamment à Dieburg et le prenaient lui aussi pour souffre-douleur avec leurs attaques et insultes habituelles. Il en avait honte. Mais il avait confiance en Fred. Et en secret, il espérait que Fred lui donnerait un bon conseil.

« Des nazis ? » L’œil absent, Fred regarda la rue par-delà les tombes. Dix minutes pour aller à la gare.

« Ils v-v-viennent s-s-surtout le week-end et pié-piétinent t-tout et me crachent d-d-dessus. Wo-Wolfgang, le ga-gars du neu-neuf bis, il y est aussi. F-faut t-t-toujours que j-j’ai de la bière pou-pour lui.

Wolfgang ?

Wo-Wolfgang-j-je-t-te-f-fais-p-péter-la-roulette-s-s-salope ! » Gaston gloussa. Ça, c’était le bon vieux temps ! Fred et d’autres avaient installé un microphone dans les toilettes de l’école, et tous les bruits avaient été amplifiés et diffusés par haut-parleur sur la cour de récré. Wolfgang avait été aux toilettes avec un magazine de cul et, sachant mal lire, il avait déchiffré à haute voix les commentaires sous les photos.

« Ben », conclut Fred en consultant à nouveau sa montre, « faut que j’y aille. À mon retour, je passerai te voir un week-end. En attendant, mets-leur donc du Valium dans la bière. »

Gaston eut un doute.

« T-t-t’es s-s-sûr ?

Ouais, et quand ils roupillent, tu leur mets sur la gueule.

C-c-ce s-s-serait s-s-super ! » Gaston frissonna d’aise à cette idée.

« Ou alors tu te fais remplacer louis-quinze, hein ? » Fred fit mine de se diriger vers la sortie.

« Pa-pas po-possible, l’autre ja-jardinier, il est a-a-arabe, et c’est en-encore pi-pire. »

La conversation fatigua Fred. Les nazis ne l’intéressaient pas. Et Gaston non plus, en vérité. Il se demanda s’il fallait acheter des provisions de voyage au supermarché. Au portail, il salua Ga-ga, promit de repasser un de ces jours, et n’y pensa plus quelques mètres plus loin.

 

 

 

6


 


 

Le train ralentit et cahota sur des rails déglingués, faisant tinter les verres du wagon restaurant. Par la fenêtre, des champs vides défilèrent, puis un chemin pavé qui menait à un groupe de petites maisons pliées sous le vent. Des fourches près des entrées, des clôtures rouillées, des vieux pneus, un cabanon en planches arrangé en WC. Pour seule nouveauté, une série d’antennes paraboliques gris pastel, qui ornaient les toits des habitations comme une artillerie contre d’éventuelles agressions extraterrestres. En arrière-plan un silo à grains, puis une route goudronnée, qui entrecoupait le paysage aride et sombre. Le ciel gris plongeait l’ensemble du tableau dans une purée de flocons d’avoine.

« C’est la première fois que vous traversez un ancien État des Travailleurs et des Paysans, je me trompe ? »

Fred détourna le regard de la fenêtre. Depuis un bon moment, il avait senti que l’homme au visage rougi en face de lui le dévisageait. Il portait un costume gris usé et une cravate en couleurs criardes, deux chevalières en or, et ses cheveux blonds et clairsemés pointaient vers le ciel. Il était arrivé après Fred au wagon restaurant et sirotait sa quatrième ou cinquième bière.

Il eut un sourire large. « Ou plutôt : des Chômeurs et des Abrutis ! » Et de rire aux éclats.

« Alors ? » insista-t-il.

Fred acquiesça d’un mouvement de tête. « C’est la première fois. Pourquoi ?

Parce que vous matez le morne paysage et les bleds en démolition comme si c’était du Mona Lisa.

Du quoi ?

Vous savez bien, le peintre ! D’où vous sortez, vous ? »

Amusé, il hocha la tête et appela la serveuse d’un geste de la main.

« Deux pils et deux vodkas pour mon jeune ami et moi-même ! »

Puis il se remit à ricaner. « Z’êtes le premier que je vois qui n’est jamais passé par l’Est, exception faite des Japonais. »

Fred ne voulait pas de la gnôle de l’homme. À la façon des avares qui s’énervaient sur l’avarice des autres, Fred n’aimait pas les étrangers qui parlaient fort. « Et vous êtes le premier qui m’a fait autant de sourires en si peu de temps, exception faite des Japonais. »

L’homme eut un moment d’hésitation, puis éclata encore de rire.

« Désolé, l’ami, déformation professionnelle. Personnellement, cet éternel sourire m’énerve également, mais je ne peux pas m’en empêcher : je suis représentant. Voulez savoir en quoi ? » En dispensant Fred de répondre, il se pencha en avant et chuchota : « Machines à sous. J’opère en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale ! Moi, c’est Rudi-la-Combine ! »

Fred regarda sans comprendre. Rudi fit la grimace.

« Ce que c’est qu’une machine à sous, ça, vous le savez ?

Oui mais…

Alors pourquoi vous ne riez pas ? Des machines à sous à l’Est ! C’est vachement marrant, ça ! Je leur ai déjà refourgué des automates quand ils n’étaient pas encore surs de pouvoir les brancher et quand un mark-ouest, c’était de la monnaie d’une autre galaxie pour eux. C’est comme si on montait des jeux en Inde où qu’y faut mettre des tranches de pain, vous pigez ? »

Fred acquiesça – « ouais, c’est sûr » – mais resta dans le vague.


 

La région Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, c’était comme le Swaziland pour lui. Il n’avait jamais mis les pieds en RDA et en taule, l’histoire de la réunification lui était apparue comme un feuilleton-télé barbant : bagnoles en plastique, curés et poivrots. Le matin qui avait suivi la chute du mur, le directeur avait prononcé un petit discours au réfectoire. Mais les dix pour cent de fayots exceptés, personne n’avait levé les yeux de son assiette. Fred était d’autant plus étonné qu’à la télé on montrait des gens en BMW qui avaient les larmes de joie aux yeux à l’idée de fédérer vingt millions de pauvres. Dans l’une des émissions, un péquenot du Vogelsberg racontait comment il avait réveillé sa famille, la nuit de la chute, et fêté la liberté des frères et sœurs à coups de gnôle et de sauciflard. Ben ouais, pensait Fred, on trouve toujours une bonne raison pour se péter la gueule. Mais ensuite, les beuveries télévisées étaient devenues de plus en plus bruyantes, le directeur avait tenu de plus en plus de speechs matinaux, et même dans les cellules, on se mettait tout d’un coup à délirer sur la fierté, la nation et l’unité. Alors Fred s’était rendu compte que les gens étaient mus par quelque chose qu’il n’entravait pas. Le neuf novembre de l’année suivante, on avait organisé une fête avec de la musique dans le gymnase, et à la fin tout le monde avait entonné l’hymne national sous la conduite du directeur. Fred avait gaiement chanté avec les autres en trompetant le mot liberté comme s’il s’agissait d’un cri de guerre. Le chant s’était alors interrompu, et Fred avait souri jusqu’aux oreilles, fier de sa vanne de taulard, tandis que les autres s’étaient retournés sur lui. Croyant être promu au rang de boute-en-train de la soirée, il avait repris en solo : « Unité et Justice… », puis beuglé : « et Liberté ! » L’écho lui avait été renvoyé par les murs du gymnase, et il s’était mis à rire. Mais personne n’avait ri avec lui. Peu à peu, il s’était rendu compte qu’il avait dû déranger quelque chose.

 

La bière et la vodka atterrirent sur la table. Rudi-la-Combine rugit son « chin-chin », et ils descendirent leurs gnôles.

Les champs de colza défilaient au dehors.

« Quel âge avez-vous donc, mon bon ? » postillonna Rudi.

Sans détourner le regard des champs, Fred répondit : « Vingt-quatre.

Mais alors c’est un vrai petit gardon tout frais ! » Il rit. « Et quels sont vos projets dans la vie ? »

Fred aurait aimé rétorquer qu’il savait surtout ce qui n’entrait pas dans ses projets : par exemple une carrière de représentant en machines à sous en Meckle-Machin-Chose. Puis l’éternel souhait de la mémé lui revint à l’esprit. Elle aurait voulu le voir entrer comme magasinier à la supérette Edeka du coin et terminer chef des ventes. Alors pour lui faire plaisir là-haut, et parce qu’il était exclu de parler du Canada avec un type dans le genre de Rudi, il dit : « Vendeur chez Edeka.

Vendeur chez Edeka… ? » Rudi fit une nouvelle grimace. « À votre âge, on a au moins envie d’être… » – il réfléchit – « …pété de thunes ! »

Comme Fred ne réagit pas, il ajouta : « c’est pas possible… », avant de sombrer dans le mutisme avec un air sincèrement déçu.

Fred regarda à nouveau le paysage défiler. À présent, ils passaient à l’intérieur de denses forêts de bouleaux. La gnôle fit son effet, et Fred allongea les jambes. Et si les Schöller avaient téléphoné à Annette et raconté sa visite chez eux ? Peut-être ne se parlaient-ils même plus ! Au cours des deux, trois années qui avait précédé le braquage, Annette était redescendue du trip « ami du petit déjeuner ». Entre elle et son père, il n’y avait plus que des disputes, et maintenant que la mère était quasiment aux abonnés absents… Fred s’imagina être assis avec Annette sous la porte de Brandebourg – à ses yeux, tout le monde s’asseyait sous la porte de Brandebourg à Berlin – pour enfin lui parler de toutes ces choses.

Après un temps, il s’enquit : « C’est à quelle gare qu’il faut descendre à Berlin ?

« À quelle gare… ? » Sceptique, Rudi pencha la tête sur le côté, puis la gaieté s’empara à nouveau de lui. « Z’en faites donc pas ! Z’avez qu’à rester avec moi, je vous montrerai. »

Peu après, ils arrivèrent à Potsdam, et Rudi recommanda de la bière et de la vodka.

« Regardez voir ces baraques ! C’est de la merde ! Bon, bien sûr, on savait qu’ils nous refileraient pas la Suisse, mais ç’aurait pu ressembler à l’Autriche, quand même ! »

Le train longea les façades noircies par le suif, les fenêtres grises de poussière, les enseignes blanchies des boulangeries et des cordonneries.

Vingt minutes plus tard, ils firent leur entrée dans la ville de Berlin. Fred colla son nez à la fenêtre. Voilà donc cette ville qu’il avait si souvent vue à la télévision ! Mais bientôt il eut l’impression de faire une visite en accéléré de la région de Hesse. D’abord il vit quelques halles immenses en tôle ondulée, grises et sans ouvertures, avec des autoroutes tout autour, qui lui rappelaient Mannheim ou Offenbach. Suivirent de petits immeubles années-cinquante à côté d’architectures administratives couleur thé : Wiesbaden. Mais où étaient donc passés les gratte-ciel, palaces, tours télés, portes de Brandebourg ? Plus le train pénétrait à l’intérieur de la ville, plus Mannheim, Darmstadt et Wiesbaden se condensaient en un mélange arbitraire de chrome, de béton, de vieux murs, de tourelles en kitsch moderne, de maisons en forme de bunker ou d’ovni. Fred se souvint des louanges que son professeur d’histoire adressait aux femmes de l’an zéro chargées de débarrasser les décombres : il n’avait pas dû aller voir le résultat des courses.

Cependant, Fred fut impressionné. Il n’avait jamais aperçu autant de maisons d’un coup. Comme beaucoup de provinciaux, il oscilla entre un « bah ! que des pierres ! » blasé et un « oh ! que de pierres ! » étonné.

Rudi s’était levé. « J’vais juste aux chiottes. On ne descend pas à la station Zoo, on va jusqu’à la gare centrale. »

Il lança un clin d’œil à Fred et s’achemina vers la porte en verre qui donnait sur les compartiments de première. Fred se demanda pourquoi il emportait son imper, puis il aperçut le visage méfiant de la serveuse. Au même moment, il sauta de la banquette. Lorsqu’il bondit hors du wagon restaurant, Rudi se retourna, surpris, et commença à cavaler. Une famille nombreuse se trouvait en travers du chemin. Lorsque Fred eut écarté le dernier cousin, Rudi était presque arrivé à l’autre porte. Mais soudain, deux énormes sacs à dos suivis d’un couple apparurent dans le couloir devant lui. Rudi freina, et Fred, lancé plein pot, se ramassa l’arrière-train du représentant. Ensemble, ils s’étalèrent parmi les sacs et les jambes.

Haletant, Rudi demanda : « Vous êtes pressé, vous aussi ?

Une envie urgente. Et puis, la serveuse, c’est pareil, mais elle, c’est pour encaisser. »

Rudi se massa l’épaule et soupira : « Pourtant vous aviez l’air si con. »

La fille au sac cligna des yeux vers son copain et remarqua en souriant : « Ça est le sauvage Berlin, une fois ! »


 

7


 


 

Fred repoussa Rudi vers le wagon restaurant, récupéra sa valise et gagna la sortie d’un air satisfait. Le coup de Berlin, la grande ville, c’était bien gentil, mais on ne le bernait pas aussi facilement, le Magic ! Fallait qu’ils se réveillent un peu plus tôt, les guignols !

Un vieux monsieur lui expliqua que la prochaine gare se trouvait sur l’ancien territoire de Berlin-Ouest. Le train prit un virage, et deux églises apparurent par la vitre – une ruine et une autre dans le style de Mannheim –, encastrées au milieu des grands magasins et des salles de cinéma. Peu après, le train s’immobilisa en gare de Zoo. Poussé par un groupe d’adolescents en voyage scolaire, Fred se laissa dériver le long du quai. Quatre voies, deux kiosques à bières et un abri pour les contrôleurs étaient les seuls éléments qui composaient cette gare de la capitale. Le troupeau se vit comprimé, et épaule contre épaule, on descendit par une cage d’escalier étroite, recouverte de carrelage jaune pisseux, jusqu’au hall d’arrivée. Boutiques de souvenirs, baraques à frites, comptoirs de café – exactement comme une centaine d’autres halls de gare en Allemagne.

Par une porte battante, Fred sortit sur le parvis et chercha des yeux un taxi pour demander au chauffeur l’adresse d’un hôtel abordable. Même s’il devait habiter chez Annette, il ne voulait pas débarquer avec tout son bardas chez elle, ça faisait un peu trop rentre-dedans.

Le parvis de la gare était peuplé de l’habituelle faune des grandes villes : junkies, tapins, ivrognes, et un relent de fête populaire et de pourriture balayait la place. La station de taxis se trouvait au fond. Fred se fraya un chemin.

Au moment même où il allait accoster le premier chauffeur, il ressentit une poussée, et deux mecs en cuir, qui parlaient fort, se laissèrent tomber sur les sièges. La porte claqua, et le bolide démarra en trombe. Le second chauffeur était déjà en route vers son coffre.

« ‘Scusez-moi… »

L’homme faisait la sourde oreille. Il ouvrit son coffre et attendit les bagages de Fred. Petit et trapu, il portait les cheveux courts devant, longs derrière, et avait un visage charnu aux yeux lessivés.

Fred s’approcha : « Veuillez m’excuser…

C’est déjà fait, chef. » Sa voix était en harmonie avec ses yeux.

« En vérité… », se lança Fred, mais au même instant il perçut un cri dans son dos. Il virevolta pour voir qu’une jeune fille laissait tomber une assiette en carton avec de la saucisse recouverte de sauce rouge en criant qu’il y avait des ongles dedans.

Fred était sur le cul. « Vous entendez ça ? »

Le chauffard leva imperceptiblement les sourcils : « C’est pas pour tout le monde, la saucisse-curry… » Et d’ajouter, lorsque Fred jeta une autre œillade sur les bouts de viande par terre : « d’ailleurs, y a rien d’écrit comme quoi y devrait pas y avoir des ongles, ou des poils, ou des mégots dans les saucisses-curry. Et tant qu’y a rien d’écrit, tout est possible. C’est même possible que je poireaute ici toute la sainte journée devant mon carrosse en contemplant notre belle gare et en bavardant avec des gens qui ont l’habitude d’être présentés au cochon qui est dans la saucisse qu’ils sont en train de se taper. » Il haussa les épaules. « C’est également possible que je balade des clients dans mon bahut pour gagner ma vie… m’enfin, c’est comme je vous dis : y a rien d’écrit ! »

Prudemment, Fred lui expliqua : « En vérité, je voulais simplement vous demander si vous pouviez m’indiquer dans le coin… »

Bang ! le coffre était fermé, et le chauffard se cala derrière le volant. Dix mètres plus loin, il chargea une petite vieille et vrombit sur le carrefour. Fred posa sa valise et attendit. Il repensa au panneau de bienvenue à l’entrée de Dieburg – à Berlin, on sortait apparemment les ordures pour faire comité d’accueil.

Lorsque le tacot suivant s’immobilisa, Fred tira sur la porte passager et gueula : « Juste un renseignement ! Un hôtel pas cher dans le coin ? »

Tranquillement, le chauffeur fit un signe affirmatif de la tête, ôta son mégot du bec et pointa en direction de la moitié d’église : « Hôtel Chance ».


 

Fred traversa la chaussée et marcha sur une place en béton décoloré. La grisaille du ciel planait, immobile, sur la ville, comme si quelqu’un y avait posé une panneau sale. L’air ambiant transportait le bruit sourd de la circulation et du martèlement en provenance des chantiers. Puis un brouhaha et des bribes de musique vinrent s’ajouter, et plus Fred s’approchait de la moitié d’église, plus la place s’animait. Il vit des groupes de touristes et des vendeurs de ballons venir vers lui, des guitaristes aux pieds nus, des enfants manouches, des femmes chauves. Des fragments de langues étranges l’enveloppèrent. Il se retourna avec curiosité sur les hommes aux turbans.

Aux abords de l’église, il passa près de tables pliantes chargées de tracts et d’autocollants. Derrière l’une d’elles, une bonne femme collectait des signatures contre les bords de trottoir surélevés qui cassaient les reins aux bassets. À côte d’elle, un jeune homme déguisé en pope vantait les mérites des cures du sexe. Étonné, Fred lisait les tracts. Lorsqu’il constata le regard sans gêne du pope sur lui, il se dépêcha de passer son chemin. Il contourna la moitié d’église, et soudain un tableau étourdissant s’ouvrit devant lui : un boulevard, une avenue ! D’autres y auraient peut-être vu une rue commerçante toute ordinaire, plus large qu’à l’habitude, plus vilaine qu’il n’eût fallu, mais ceux-là ne débarquaient pas de Dieburg avec quatre ans de taule dans le paletot. Fred perçut cet affairement colorié, scintillant, tonitruant, chaotique à la manière d’un immense manège : cafés, restaurants, cinémas, grands magasins, avalanche de tôle, bus jaunes à impériale, et au milieu une marée humaine sans fin. Il s’arrêta et claqua de la langue en signe de ravissement : Here we are ! That’s Berlin ! Fred is in town !

Au bon endroit au bon moment, se dit-il. Et en sa qualité de titi berlinois qu’il était depuis quelques minutes déjà, il proféra un juron sarcastique à l’enseigne de Dieburg : contre les peigne-cul du Coconut Beach, contre les Schöller et tous les autres qui l’avaient traité en pestiféré. Ces culs-terreux, que savaient-ils donc du vaste monde ? Ici, la vie pulsait et le propulserait vers le Canada. Vancouver, Toronto, Montréal – quelle serait la taille des avenues là-bas !

Il se plongea dans la marée humaine et partit à la dérive sur l’avenue du Kurfürstendamm. Il s’arrêta devant certains bars, jeta un œil à l’intérieur, et tous lui parurent chics et modernes. JIMMIS était écrit en grands caractères rouges sur l’entrée d’un hall à l’éclairage de sapin de Noël avec des sièges de bar étincelants et des affiches annonçant le prochain spectacle des Spandau Highway Sisters, stars d’une Joyeuse nuit dansante. Fred eut envie de retenir le nom du groupe. À peine descendu du train, pensa-t-il, et me voilà déjà dans le quartier le plus chaud de Berlin.

En continuant son chemin, il remarqua l’énorme quantité de gens de tous âges et de toutes catégories sociales qui portaient une casquette de base-ball ; il y avait sûrement un tournoi en ville, conclut-il en se promettant d’aller voir un match, s’il avait le temps, pour se mettre dans l’ambiance du Canada.

Quelques rues plus loin, il quitta le manège pour atteindre peu de temps après sa destination, située au bout d’un passage désert. TEL C ANCE : les lettres luisaient péniblement au-dessus d’une porte en verre déglinguée derrière laquelle un escalier menait au premier étage. Fred atterrit dans un couloir au plancher en linoléum et aux murs tapissés d’images poussiéreuses de voitures de course. Une seule fenêtre dispensait de la lumière. En principe, il y en avait quatre, mais trois d’entre elles étaient condamnées par des planches clouées dessus. En fin de parcours, on tombait sur un comptoir blanc sale, garni d’une sonnette. Lorsque Fred y appuya, un tintement se produisit au-dessus de lui. Rien d’autre ne se passa. Les mains dans les poches de son bleu, il se balada le long du couloir en contemplant les images de formule-1. Fred-la-Chance, plaisanta-t-il.

Après un bon moment, la porte derrière le comptoir s’ouvrit et un bonhomme maigre aux cheveux gris s’enquit dans un allemand rudimentaire des désirs de Fred. Lorsque celui-ci répondit : « une chambre pour une nuit », le bonhomme lui signifia de patienter avant de repartir d’où il était venu. Peu après, son fils apparut.

« Vous désirez une chambre », demanda celui-ci, pressé, en s’essuyant la bouche. Une odeur de viande rôtie et d’aubergines l’accompagnait. Les formalités étaient vite réglées. Fred paya d’avance, prit la clef et monta le long d’une cage d’escalier sombre. Un tapis rouge déglingué couvrait les marches, certaines parties de la rampe manquaient. Il ne rencontra personne, les couloirs à droite et à gauche étaient plongés dans le silence. Au quatrième étage, il passa de porte en porte et déchiffra les numéros défraîchis jusqu’à s’immobiliser devant le trente-et-un.

La piaule sentait l’anti-mites et les vieux coussins. Fred balança la valise sur le lit et ouvrit la fenêtre. Toute la décoration était marron : les rideaux, le mobilier, la moquette, les draps ; seuls, les murs étaient gris et les abat-jours roses. Fred alla dans la salle d’eau et se lava les mains et le visage. En s’essuyant, il aperçut par la fenêtre une cour garnie de palettes de bois et un bâtiment à l’arrière où l’on avait installé des bureaux. Au milieu des meubles en Resopal et des caoutchoucs en pots, il y avait des femmes vêtues de blouses à épaulettes ; leurs écouteurs posés à côté de leurs téléphones, elles faisaient tourner des cuillers dans leurs tasses de café. Une des fenêtres était bardée d’autocollants : AVUS : l’autoroute libre du Berlinois libéré ! I love Müggelsee – La bière SCHULTHEISS, c’est ma princesse ! – ALABAMA-JEEP-CLUB, Neukölln – et un ours peinturluré, qui déclarait : Peuples du monde, regardez cette ville : du premier au quinze février méga-soldes chez MEUBLES HÖPFNER !

Fred regarda les femmes de plus près et s’imagina en train de faire l’amour avec elles, l’une après l’autre, au milieu des plantes d’intérieur. Ce soir, il fallait qu’il se passe enfin quelque chose. Et si Annette avait un nouvel amant ? Quand elle était sortie avec Nickel, il ne s’était jamais rien passé, ou si peu. Mais il s’était passé plein de choses entre eux avant Nickel. Annette n’avait jamais été très compliquée sur ce plan-là.

Il cessa de regarder par la fenêtre et alla prendre un nouveau t-shirt dans sa valise. Si, un jour, il devait avoir un pote en taule, il saurait en tout cas ce qu'il organiserait pour son élargissement, et dès le premier soir, car si on attend trop longtemps, on finit vraiment par croire qu’on a oublié certaines choses.

Sur le chemin du métro, il acheta un plan de la ville et un bouquet de fleurs.

 

 

 

8


 


 

Annette portait un masque de Marylin Monroe, et Fred était James Cagney. Pendant qu’elle encaissait le fric au guichet, il pointait le flingue sur le cou du second employé. Les clients étaient étendus par terre, à plat ventre. Puis l’homme derrière le guichet dit : « C’est tout ce qu’il y a.

Foutaises, gueula Fred, tout-à-l’heure, le fils du vieux Hoppe va venir récupérer un demi million ! »

L’homme rougit. « D’où…

Allez grouille ! »

Hésitant, l’homme partit vers une table située au fond de la pièce.

« Mais je dois entrer un code, il faut une demi-heure jusqu’à ce que l’argent sorte. »

Fred pressa le canon sur la mâchoire du collègue. « T’entends ce qu’il te dit ? Il veut entrer un code pour que l’argent sorte quand tu seras mort. »

Le collègue cracha : « Allez, dépêchez-vous un peu, monsieur Jürgs ! »

L’argent était préparé à l’avance dans une valise rangée à l’intérieur d’un tiroir que l’on n’avait pas pris la peine de verrouiller. Annette fourra la valise dans un sac de voyage et tira la fermeture Éclair.

« Okay » – Fred attrapa la colle à prise instantanée – « tout le monde au guichet ! »

Il s’en était procuré un grand pot pour pouvoir travailleur au pinceau. Soigneusement, il répartit la glu sur le matière synthétique du comptoir et ordonna aux six personnes de lever la main droite.

« Allez, les gars : et paf ! » ordonna-t-il. Après quelques râles et hésitations, ils obéirent tous. Annette et Fred patientèrent un instant. Quand les paluches furent bien collées, ils quittèrent la banque à toute vapeur et sautèrent dans la voiture. Nickel démarra. Quelques centaines de mètres après la sortie de l’agglomération, ils prirent un chemin de campagne qui menait à la forêt. Après avoir troqué leurs vêtements contre des costumes d’éclaireurs et fourré l’argent dans des sacs à dos, ils jetèrent le reste du matériel dans la bagnole qu’ils expédièrent dans la flotte.

« Tes godasses ! » dit Nickel.

Fred hocha la tête. « Je les garde, elles me portent chance. »

Peu de temps après, il y eut une avalanche de sirènes de police. En culottes courtes et en chantant « Cent kilomètres à pied… », Annette, Nickel et Fred passèrent à côté de plusieurs voitures de flics ; arrivés au village, ils se rendirent à la gare et montèrent cinq minutes plus tard dans le train pour Dieburg. Quand les informations régionales montrèrent les images d’Annette et de Fred aux masques de vedettes de cinéma et que le speaker présenta le hold-up comme un acte « diabolique et sadique », ils étaient plantés devant l’écran avec une caisse de champagne en beuglant comme des malades.

Quatre jours plus tard, on sonna à la porte de mémé Ranunkel, et un agent de police désira voir – « simple vérification de routine » – les chaussures de son petit-fils, fiché pour trafic de stupéfiants.


 

« Station Görlitzer Bahnhof », cracha l’annonce.

Fred actionna la porte du métro aérien et plongea dans une file de gens pressés. Au pas de course, on dévala les escaliers en passant à côté de chiens et de mendiants en bas âge pour se disséminer dans les directions les plus diverses ou s’engloutir dans les maisons, les magasins, les bars et les arrière-cours. Quelques secondes plus tard, Fred se retrouva seul avec les mancheurs. Il déplia le plan de la ville et tenta de repérer des panneaux de rue.

« T’as pas cent balles… ? »

Un type à la chevelure verdoyante, fringué avec des collants et une veste de moto, se traîna vers Fred. Son berger allemand ruminait dans un coin. Vachement huppé, ce quartier de Kreuzberg, pensa Fred, où les tapeurs pouvaient entretenir un clébard. Il refusa de la tête et poursuivit son chemin. Sept heures et demie passées. Le ciel s’assombrissait.

Bientôt, il constata que le coin n’avait rien de huppé. Les rues et les maisons étaient déglinguées, les bars dégageaient une odeur tenace de mégots, de bière et de graisse avariée, et des petites vieilles charriaient des carrioles remplies de bois de chauffage. Mais ce n’était pas non la vraie pauvreté : il vit de plus en plus de chiens bien nourris, dont les propriétaires aux mines défaites mettaient peu de soin à s’alimenter eux-mêmes et à soigner leur apparence, mais cela ne paraissait pas les gêner, bien au contraire : ils arboraient une expression sévère faite d’autosatisfaction et de fierté comme si la misère était un métier rare. Fred constata une nouvelle fois qu’à Berlin, la bonne humeur était considérée comme un manque de savoir-vivre.

À mesure qu’il approchait de l’adresse d’Annette, les façades étaient de plus en plus ravalées, les rues de plus en plus proprettes et verdoyantes. Les piétons ressemblaient désormais à des étudiants ou à des pianistes, et les bistrots dégageaient des odeurs de plats cuisinés. Il faisait nuit lorsqu’il arriva devant le quatorze, et une fine pluie s’était mise à tomber sur l’immeuble ancien dont le rez-de-chaussée abritait un bar aux rideaux tirés derrière les petites fenêtres rondes, qui ressemblaient aux hublots d’un navire. Un bruit étrange en sortit, qui rappelait les soubresauts d’un moteur de Frigidaire déglingué. Par la fenêtre, on avait étendu des draps aux inscriptions telles que « Plus jamais » et « Solidarité avec… », la suite avait été avalée par le vent.

Tout excité, Fred entra dans le couloir d’immeuble plongé dans l’obscurité. On avait installé les boîtes aux lettres sur le mur de droite, et Fred repéra le nom d’Annette à côté de trois autres qui lui étaient inconnus. Mais où se trouvait donc leur appartement ? Deux escaliers, sur la droite et sur la gauche, puis une cour avec trois nouveaux escaliers, deux sur les côtés et un autre tout droit. Pas d’interphones. Dans la cour, Fred regarda à la ronde. Quelque part un ronronnement d’aspirateur, et un rire clair au premier. Il ne restait plus qu’à monter partout. Décidément, Berlin faisait fort en matière d’accueil touristique. Même les inscriptions sur les portes n’étaient pas là pour dépanner les étrangers : on avait peint des choses ou apposé des étoiles en paille, fait de la poterie et même de la broderie sur les entrées. La plupart du temps, Fred n’aperçut à première vue qu’un chaos bariolé dans le faible éclairage des couloirs.

Au second étage du troisième escalier, il tomba soudain sur la porte qu’il cherchait. Au-dessus du nom d’Annette et des autres, des lettres d’argent exultaient : MÉGASTARS – PRODUCTION INTERNATIONALE DE CINÉMA.

Fred respira un bon coup. Puis il sortit le bouquet de fleurs légèrement froissé du sac en plastique, se passa la main dans les cheveux et appuya sur la sonnette. Il fallut un moment avant que des pas ne daignent s’approcher.

La porte s’ouvrit à peine, et un cow-boy sortit la tête. Bottes pointues, jeans, chemise en daim aux broderies bigarrées, lunettes noires et un petit bouc teint en noir sur la figure. « Oui… ? » Il empesta l’alcool. « Qu’est-ce que c’est ? »

Fred dissimula rapidement son bouquet sous le sac. « Elle est là, Annette ?

Non. Quel est le problème ?

Ben, je… » – drôle de question, pensa Fred – « je suis un de ses amis.

Ah ! » Le cow-boy le dévisagea. « Elle revient dans une petite heure. »

La porte ne se décoinça pas. Fred essaya de comprendre ce qui se passait derrière les lunettes de soleil. Le saloon était-il interdit aux étrangers ? Il eut un regard vers l’escalier. « C’est ça, le salon d’attente de la Production Internationale de Cinéma ? »

Sans un mot, le cow-boy écarta la porte. À présent, Fred remarqua sa casquette de base-ball mise à l’envers.

Le couloir d’appartement avait la dimension de deux pistes de bowling à la suite. En avançant derrière le cow-boy, Fred compta dans les dix portes à droite comme à gauche. Certaines portes étaient ouvertes : cuisine, bureau, piaules vides, équipées d’un simple matelas ou d’un divan. Avant d’arriver devant une immense porte à double battant, Fred s’enquit : « Il a lieu où, le tournoi de base-ball ? »

Le cow-boy tourna la tête en marchant et les coins de sa bouche pointèrent vers le haut. « Bien bonne, celle-là. » Puis il poussa la porte, et ils pénétrèrent dans un grande pièce sombre, où un tas de gens étaient postés devant un téléviseur qui roucoulait. La plupart étaient également affublés de lunettes noires et tenaient des bouteilles de vodka à la main. Le cow-boy recommanda à Fred de s’installer avec eux. « Sers-toi un coup à boire, si ça te branche. »

Décontenancé par la réponse à sa question sur le base-ball et par les gens devant la télé, Fred heurta une bouteille qui roula avec fracas sur le parquet. Certains binoclards se retournèrent, et l’un d’eux marmonna : « Vaudrait mieux pas trop forcer sur la gnôle. »

Fred voulut attraper la bouteille, mais lorsque le parquet se mit à grincer très fort sous ses pieds, il se dépêcha de poser les fesses par terre.

Son œil se balada sur les grands murs de la chambre à l’ancienne. À nouveau, il n’y avait qu’un objet unique dans la pièce : le poste de télévision. Les murs étaient blancs, et la seule décoration consistait en une série de Polaroids accrochés à côté de la télé, qui montraient des jeunes gens faisant des grimaces amusées. Trois portes et une fenêtre marquaient les coins de la chambre. Sous la fenêtre, Fred aperçut deux chiens qui roupillaient. Décidément, les Berlinois avaient un penchant pour les clébards !

Sur l’écran, on pouvait suivre une vidéo japonaise sous-titrée en suédois. Prudemment, Fred chopa une bouteille de vodka et prit soin de boire sans glouglous. Après un temps, alors que la vodka commençait à agir, il se pencha vers une fille aux cheveux courts à la raie étudiée, qui arborait des boucles d’oreilles à mitraillettes. Avec un geste qui oscilla entre les lunettes noires et l’écran, il chuchota : « C’est un test d’optique, ou quoi ? »

Une brève œillade pleine de suspicion, et la fille à la coupe courte se replongea dans le film. Et s’ils étaient tous aveugles ? se demanda Fred subitement en se voyant déjà dans la mouise jusqu’au cou. Mais bien sûr que non ! les aveugles ne se farcissent pas un film nippon en v.o. sous-titrée, surtout quand ils ne sont pas japonais. Satisfait, il remit le goulot de la bouteille à la bouche. Peut-être bien que les lunettes noires faisaient simplement partie du métier de cinéaste, spécula-t-il, même si cette hypothèse lui parut légèrement absurde.

À la télé, deux hommes traversaient à présent une grotte, l’écran était noir. On entendait le bruit de leurs pas entrecoupé d’un bref dialogue japonais. Les binoclards planaient.

Voilà donc les amis artistes d’Annette, pensa Fred. Ben, on n’aurait aucun mal à lui trouver l’équivalent canadien.

Lorsque le film était fini, Fred avait descendu la moitié de la bouteille de vodka ; en se levant, il tangua. Près de lui, la fille aux cheveux courts ôta la poussière de sa jupe. Une jupe étroite qui fit apparaître des jambes splendides. Lorsqu’elle leva les yeux, il sourit : « Salut, moi c’est Fred.

Salut… Silke », marmonna-t-elle en se penchant pour ramasser ses cigarettes.

Fred haussa les sourcils : « Ah, c’est mignon, ça, comme nom ! »

Lentement, la fille tourna la tête et le contempla comme une assiette de poisson pané.

« Puis-je… ? » Fred lui enleva un truc invisible dans le dos. « D’ailleurs, je suis chômeur.

Sans blague ! Trop qualifié pour bosser ? »

La fille laissa Fred sur place, et il vit comment les jambes quittaient la pièce en compagnie d’autres jambes. Il hocha les épaules. Il y avait sûrement d’autres standards de drague à Berlin qu’à Dieburg. Mais il allait s’y faire sans perdre un instant.

Il resta en compagnie d’un couple qui échangeait des baisers passionnés. L’un des deux était le cow-boy. En quelque sorte la seule personne que Fred connaissait par ici. Il avait l’intention de lui demander si Annette allait bientôt arriver.

Il se posta à la fenêtre et observa les couronnes des arbres dans la nuit, puis il se tourna du côté de la télévision et contempla les Polaroids. Il se pencha même sur les chiens et fit semblant de les caresser. Mais les embrassades n’en finissaient pas, et lorsque Fred ne sut plus quoi faire, il se racla la gorge. Le couple leva les yeux, et il dut constater qu’il s’agissait en fait de deux cow-boys. Il eut un rire rauque façon vodka : « Et moi qui pensais que ça faisait con, une femme au front dégarni ! »

Les parois renvoyèrent le rire et les mots, qui s’estompèrent, cependant que les cow-boys continuaient de fixer Fred sans changer de mine. Il eut du mal à soutenir leur regard. L’avaient-ils mal compris ? L’autre vacher n’aimait-il pas les allusions à sa calvitie naissante ? Vrai que ce genre de gars pouvait être assez tatillon sur les apparences. Fred balaya d’un geste toute méprise possible. « On voit rien du tout. Surtout pas de dos. Tiens, si moi, je me peignais les cheveux en arrière… »

Quelque chose dans leur visage le fit taire. Hésitant, il resta planté au milieu de la pièce et se gratta la couture du pantalon. L’un des cow-boys émit un bruit de mastication avant de lancer : « Vas-y, fais-le. Va dans la salle de bains, peigne-toi les douilles en arrière, et dans cinq, six heures tu nous fais voir le résultat, okay ? » Il accompagna sa réplique d’un sourire que Fred trouva aimable.

« Okay, répondit-il en retournant le sourire, et puis si vous prenez votre pied, les gars… » Il leur envoya un salut et s’éclipsa dans le couloir.

Sympa, les gars, pensa-t-il lorsqu’il ferma la porte pour tituber le long des pistes de bowling. Et drôles ! Les Berlinois, ben, ils ont un sens différent de l’humour, plus intérieur. Et dans l’ensemble, on s’entendait très bien avec eux. Fallait juste les prendre par le bon bout. Annette allait être vachement étonnée : après quatre ans de taule, elle le retrouverait en train de vider la vodka avec une bande de mecs super-dingues, pédés comme des phoques, fringués en stars du western avec des lunettes noires, qui frimaient un maximum. Ouais, et lui en train de sortir vanne sur vanne et d’accéder en quelques heures au titre de prince de Berlin ! Yeah, the Prince of Berlin, the Prince of Canada ! The world was open for him !

L’étape suivante sur cette voie consistait à trouver d’autre vodka. Et l’étape suivante dans le couloir revenait à se cogner la tête contre un mur.

Lorsqu’il tituba dans la cuisine, six paires d’yeux se levèrent d’une table couverte de papiers. Fred pointa l’index en ricanant – « Hello ! » – et récolta des marmottements.

Au mur, il y avait un grand carton blanc, sur lequel on avait inscrit Au sein de Wagner au feutre noir, et que l’on avait garni de petites flèches et de boîtes à idées en bas.

Tandis que Fred ouvrait le frigo pour sortir une vodka du compartiment à glace, l’une des femmes dit : « Je crois que le moment important, c’est quand le chauffeur de bus commence à siffler un air de Tristan et Iseult. »

Ils discutaient d’un scénario de film : Une troupe de théâtre berlinoise s’envole pour l’Afrique, en quête de matériel et d’expériences sensuelles pour une mise en scène contemporaine de Wagner. Le groupe tombe en panne dans le désert, est attaqué par une bande de bédouins, la repousse avec force ruses et coups de théâtre et prend un jeune bédouin en otage. Les uns pensent qu’il faut le tuer parce qu’il représente un danger et que c’est leur seule chance de ne pas mourir de faim. Les autres n’aiment pas l’idée d’être accusés d’un tel acte plus tard. D’ailleurs, deux jeunes assistants du metteur en scène trouvent le garçon très mignon. Pendant qu’ils se chamaillent, le chauffeur, qui est également l’adaptateur scénique, commence à chercher un couteau à l’intérieur du bus. C’est alors qu’il siffle un bout d’opéra. Bouche-bée, la troupe constate que le jeune bédouin entonne le même air de Wagner. On apprend que ses parents travaillent à l’Opéra de Berlin, la mère aux costumes et le père à la technique, et que le garçon avait été enlevé quelques années auparavant par des trafiquants d’êtres humains au cours des vacances d’été. Le garçon conduit la troupe à un oasis tout proche, et revenu à Berlin, il se voit remettre des invitations pour assister, lui et ses parents, à la première représentation de l’œuvre.

« Notre origine, c’est notre vérité, et quoi de plus cynique que la vérité », fit l’un des hommes et regarda à la ronde d’un air très vrai et très cynique.

Fred s’appuya sur le rebord de la fenêtre, s’envoya de la vodka et observa les gens qui parlaient avec des gestes détendus de choses qu’il ne comprenait pas. The Prince of Berlin… but how get the kingdom ? Il valait mieux d’abord retrouver Annette – Prince or not. En plus, il n’avait rien becqueté depuis des lustres, à part une soupe aux haricots dans le train, et puis il serait bien allé dans un de ces restos complètement chelous, qu’il avait remarqués en venant : murs roses, moulages en plâtre, serveurs en cuir, caleçons multicolores exhibés sous verre – à Dieburg, un seul de ces détails aurait déclenché une action en justice.

En attendant, il avait la vodka. « Ton ventre est vide et t’es pas bien – tu bois un coup et t’as plus faim », répétait son paternel, mais il lui arrivait aussi de varier la formule : « T’as trop bouffé, tu te sens naze – tu bois un coup et v’là qu’ça gaze. »

Une des femmes se retourna vers Fred. « Qui c’est qui est sans arrêt dans mon dos ? »

À la hâte, Fred ôta le goulot de sa bouche, et cracha une demie gorgée sur le sol de la cuisine. Avant qu’il ne pût répondre, la femme enchaîna : « T’es avec Carlo ? »

Fred hocha la tête. « Non, je…

Tu joues dans le docu sur les néo-nazis ? » s’enquit l’un des hommes.

Fred hocha encore la tête. « Non, je…

Ou alors c’est toi, le cuistot pour la teuf demain ? Je croyais que c’était un Thaï ?

Je sais, moi, fit un autre, c’est le chauffeur pour l’extérieur-nuit que tourne Sacha, le truc avec les mannequins juifs devant le bunker du Führer, où c’qu’ils chantent la chanson interdite sur les têtes d’enfants tranchées et baisées – tu vois c’que j’veux dire…

Ouais, ouais. »

Une pause. Tous regardaient du côté de chez Fred.

« Je suis un ami d’Annette.

Ah bon ! » Et quelqu’un d’autre insista lourdement : « T’es pas le seul, mon pote », ce qui lui valut une tape amusée de la part de l’une des femmes.

Ils reprirent leur discussion sur le film, et pour ne pas rester planté dans le dos des uns et des autres, Fred se posta près de l’évier. La brève conversation avait ajouté de l’eau à son moulin, pour ce qui était de sa conquête de Berlin, et il attendit le moment propice pour développer le sujet.

D’ailleurs, à chaque gorgée de vodka il se sentait plus intelligent. Il trouverait bien une bonne façon de le leur montrer. Par exemple en leur expliquant, rien que pour leur faire gagner du temps et de l’argent, que personne n’irait voir leur putain de film. Parce que lui, le ciné, ça le connaissait : Eddie Murphy, Clint Eastwood, Julia Roberts, Christopher Walken – no problem. Et voilà pourquoi il savait que les histoires avec des bédouins qui chantent dans les wagons n’avaient plus rapporté un kopeck aux salles de cinéma depuis une bonne cinquantaine d’années.

La cuisine commençait à disparaître sous ses yeux.

« Eh oh ! C’est quoi, ton nom, au fait ? »

Fred leva la tête. On lui adressait la parole ? Il voulut répondre, mais quelque chose l’en empêcha. Ses lèvres collaient bizarrement l’une sur l’autre.

« Ton nom, quoi ! » répéta l’homme.

Fred se passa la main sur la bouche. « Fffred », fit-il, en prenant soin d’articuler.

« Bien, rétorqua l’homme avec un sourire caoutchouteux, car on a un p’tit ‘blème, là, mon Fred. J’aimerais qu’un mec comme toi me dise ce qu’il entend par culture allemande. »

Fred laissa tomber la bouteille vide dans l’évier, et en gesticulant avec ses bras pour ne pas perdre l’équilibre, il fit deux pas vers la table. Il loucha, tellement il avait bu, et mit un moment à repérer celui qui lui parlait.

« Aaah… c’esssûr ! » Voilà que sa langue fit des siennes. Elle refusa le contact avec ses dents de devant. « La cu-ure a-mande… », babilla-t-il, conscient du fait que l’on y avait associé une question.

« Faut pas réfléchir longtemps, dit l’homme, faut faire parler tes tripes. »

Fred acquiesça. Puis il y eut une poussée dans sa poitrine comme si son ventre se soulevait. Il vit que les gens de cinéma le regardaient fixement. Si seulement il pouvait se souvenir de la question !

Il posa les mains sur le bord de la table, se pencha en avant, et ses lèvres formèrent les premières lettres d’un « pouvez répéter la question, siouplaît ? » quand une giclée chaude lui arriva dans la gorge ; et avant qu’il ne pût fermer la bouche, une bouillie jaune se répandit sur la table, les papiers et tous les convives qui bondirent de leurs sièges en hurlant. Fred ferma les paupières, bascula en avant et s’étala sans connaissance au milieu des chaises.

 

 

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