news visuels textes traduction deutsch english interact archiv/es messages guestbook bureau links contact home

 

ROLAND CAHEN / STEFAN KAEMPFER

 

Tonmeister Orpheus

(une pièce musicale)

 

© Roland Cahen (musique) / Stefan Kaempfer (texte)

présentation de la pièce / extrait audio / option de diffusion c/o Roland Cahen

 

 

 

Scène 1

Ambiance d’enfer au royaume des ombres.

GARDES en pleine discussion

 

GARDE I

Heureusement qu’il y a les vacances redevenir un être en chair et en os Voir !

GARDE II

Parle moins fort ! On pourrait nous entendre

GARDE I

Toucher ! goûter aux choses

GARDE II

Ben ouais

GARDE I

Chaque fois que je rentre de vacances, c’est pareil : je sens comme une décompression impossible de m’habituer à l’ambiance d’ici !

GARDE II

Ben ouais

GARDE I

Tiens, je suis allé en Grèce, cette fois-ci

GARDE II

Ah ouais ?

GARDE I

Quelle belle région, vraiment et si hospitaliers, les gens

(On entend une barque accoster, du remue-ménage.)

PASSEUR

Terminus ! Tout le monde descend !

GARDE I

Et voilà ! c’est le boulot qui recommence moi, je n’arriverai jamais à me faire aux jeunes mortes ces femmes dans la fleur de l’âge, cueillies par un destin tragique

GARDE II

“Cueillies par un destin tragique” ! arrête un peu

GARDE I

Ah ! mais tu ne comprends donc rien, toi ? ! Regarde-la, celle qui vient d’arriver. Regarde comme elle va se transformer en ombre.

(On entend une voix de femme qui se lamente doucement.)

PASSEUR

Allons-y, ma belle dame, un peu de courage ! Vous verrez, on n’est pas si mal, ici.

GARDE I

Tu vois comme elle traîne la patte ? Elle a dû marcher sur une vipère, et hop !

GARDE II

Et hop ! destin tragique…

GARDE I

Quel abruti ! mais qui est-ce qui m’a collé un abruti pareil ! ça doit être ma punition, ça !

GARDE II

Eh oh ! punition toi-même !

GARDE I

Te fâche pas, va, et amène-toi, faut qu’on fasse notre ronde je te raconterai mes vacances.

GARDE II

Ah ouais ! les vacances

Scène 2

Dans l’auditorium. Réunion au sommet:

TONMEISTER I

Voilà, Maître, je voudrais vous faire écouter ma toute dernière création

(On entend un bout de "création".)

MAÎTRE DES LIEUX

Ah ! Arrête ça ! Ce n’est pas travaillé ! Je te l’ai pourtant répété cent fois: il faut é-la-bo-rer !

TONMEISTER I

Mais, Maître

MAÎTRE DES LIEUX

On ne discute pas ! Bon, passons à l’ordre du jour.

TONMEISTER II

Nous avons un problème, Maître

MAÎTRE DES LIEUX

Je t’écoute, mon vieux.

TONMEISTER II

Il y a ce mortel qui

MAÎTRE DES LIEUX

Ah oui ! le mortel ! j’avais pourtant donné des consignes strictes.

TONMEISTER II

Eh bien oui, Maître, malgré vos consignes, il a réussi à s’introduire dans la salle de composition, et

MAÎTRE DES LIEUX

Dans la salle de composition ? C’est le bouquet ! Un mortel dans la salle de composition ! On aura tout vu ! Passeur ! Gardes !

PASSEUR, GARDES

Oui, Maître ? !

MAÎTRE DES LIEUX

Qu’est-ce que c’est que ce travail ? ! Comment un mortel a-t-il pu tromper votre vigilance et pénétrer en toute impunité dans la salle de composition ?

PASSEUR

Vous savez, Maître, on est débordés, ces temps-ci les guerres, les épidémies, les accidents, les suicides…

MAÎTRE DES LIEUX

Oui, oui, oui, c’est toujours le même refrain !

PASSEUR

Et le chien doit couver quelque chose…

MAÎTRE DES LIEUX

Ben voyons, il ne manquait plus que le chien ! lui aussi, il ne sait plus où donner de la tête, hein ? Et toi alors ? Tu rentres de congé, non ?

GARDE I

Oui, chef et, sauf votre respect, je me sens un peu déprimé.

MAÎTRE DES LIEUX

Dé-pri-mé ! Je n’en crois pas mes oreilles !

Scène 3

Dans la salle de composition. ORPHÉE est subjugué par le matériel. Au cours des dialogues précédents, il aura progressivement investi la scène - imperceptiblement d’abord, un peu à la manière d’un cambrioleur qui explore de nuit les recoins d’un appartement luxueux. A présent - en pleine lumière – il bouge rapidement et touche toutes les machines sonores, fictives ou réelles.

ORPHÉE

Je n’en crois pas mes oreilles ! attends, mais ça marche tout seul!… et si je leur composais un hymneun merveilleux poème lyrique à la gloire du Prince des Ténèbrespeut-être nous laisseraient-ils repartir ensembleet ça, qu’est-ce que c’est ?

Il actionne un magnétophone. On réentend: "Je n’en crois pas mes oreilles ! attends, mais ça marche tout seul…"

Ils enregistrent tout, ma parole !

Il commence à échantillonner sa voix, enclenche un autre magnéto : (PASSEUR) "Allons-y, ma belle dame, un peu de courage ! Vous verrez, on n’est pas si mal, ici." Cette réplique était précédée de la voix de femme qui se lamente doucement : en l’entendant, Orphée s’est mis un casque sur les oreilles pour manipuler les machines.

Scène 4

Pendant ce temps, dans l’auditorium (changement de lumière : pénombre, veilleuse sur Orphée)

MAÎTRE DES LIEUX

Et qu’est-ce qu’il fabrique dans la salle de composition, le mortel ?

TONMEISTER I

Ileuhcompose, Maître.

MAÎTRE DES LIEUX

Sans blague ? ! Il composeça va peut-être nous changer un peu de teseuhcréations, mon cher Pentatonikos !

TONMEISTER I

Mais, Maître, ce n’est qu’un mortel, voyons ! Subjugué par l’image…!… en proie aux désirs et fantasmes de la chair!

MAÎTRE DES LIEUX

Eh bien ! je t’avoue que je serais curieux d’entendre le résultat

TONMEISTER II

Le résultat ? ! Pardon, Maître, mais il s’agit là d’un sacrilège !… d’une profanation !

MAÎTRE DES LIEUX

On ne discute pas, Téléphonidès, on ne discute pas ! Je veux savoir ce que ce mortel est capable de créer il faut du courage pour entreprendre un tel voyage à travers les ténèbres

TONMEISTER II

Certes, Maître, mais pardon

MAÎTRE DES LIEUX

Suffit ! Laissons-le faire.

Scène 5

Dans la salle de composition, ORPHÉE sort lentement de sa torpeur. Remontée progressive de la lumière.

ORPHÉE

Ta voix, Eurydice, ta douce voix ! je ne sais pas ce qui m’a pris. C’était plus fort que moi. - J’ai déjoué tous les pièges, trompé les gardes, marché des nuits interminables dans ce labyrinthe pestilentiel pour te délivrer, ma bien-aimée, ou alors périr à mon tour, car sans toi, je ne saurais vivre… Me voici en train de réactiver la voix d’une ombre, tel un esclave de ces machines qui se prend pour un maître du son ! Il n’y a vraiment pas de quoi être fier, vraiment : toutes ces velléités d’artiste commencent à me sortir par les oreilles oui, des autistes ! voilà ce que nous sommes en vérité. Même le succès, même la reconnaissance nous importent peu - le monde ne s’en trouve pas changé, comme parfois nous le croyons à tort, dans notre aveuglement égocentrique : il ne fait que nous subventionner pour exécuter nos pitreries au grand jour.

(Il cherche à s’enfuir. En vain.)

Et voilà ! Enfermé ! Ils m’ont enfermé ici ! Tout ce que j’ai obtenu, c’est d’être bouclé dans cette salle - réduit à l’impuissance pendant qu’ils transforment ma belle en fantôme Eurydice …! Laissez-moi sortir ! Je veux m'en aller !

(Il pousse de grands cris.)

Scène 6

MAÎTRE DES LIEUX

Mais qu’est-ce qu’il a, à crier comme ça ? ! ?

TONMEISTER I

Maître, les mortels sont de grands émotifs.

MAÎTRE DES LIEUX

Allons voir ce qu’il veut.

(Un temps. Orphée s’agite toujours.)

Oh là ! mortel !

ORPHÉE (effrayé)

Allô, oui ? !

TONMEISTER II

Tu as pénétré dans la salle de composition !

ORPHÉE

Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

TONMEISTER I

Nous sommes ingénieurs du son, pour te servir ! Et voici notre maître vénéré, le puissant Hadès ! Tu ne peux pas nous voir parce que nous vivons dans un monde où l’image a cessé d’exister.

ORPHÉE

Je vois !

TONMEISTER II

Tu ne vois rien du tout, et ta situation est des plus graves !

MAÎTRE DES LIEUX

Suffit ! Silence, vous deux ! Je veux écouter sa composition.

TONMEISTER II

Tu n’entends pas, mortel ? Le maître veut écouter ta composition ! C’est un grand honneur pour toi.

ORPHÉE (espiègle)

Je voudraisJe sais, je n’aurais pas dû venir ici, mais la tentation a été trop grandeAvec tout ce matériel que vous avezAlors en effet, je n’ai pas pu m’empêcher de commettre une petite piécettemais avant de la soumettre à votre bon jugement, j’aimerais vous demander une faveur…

MAÎTRE DES LIEUX (impatient)

Qu’il demande. Et qu’il fasse écouter.

TONMEISTER II

Demande ! Et fais écouter !

ORPHÉE

Je voudrais que soient réunis voscomment les appelez-vous?  vos pensionnaires?  vos ombres…?

MAÎTRE DES LIEUX

Ah ? Et pourquoi donc ?

ORPHÉE

Ce n’est qu’une comment dirais-je ?… fantaisie d’artiste Ces derniers temps, j’ai été, je pense, trop élitiste dans mes compositions. Et comme vous euh “recrutez” sans distinction de hum“classe”, mon public serait (n’est-ce pas) aussi large et varié que possible ce qui irait (comme qui dirait) dans le sens d’une certaine universalité à laquelle, pourquoi vous le cacher, j’aspire

MAÎTRE DES LIEUX

Soit ! Qu’on lui donne son public. Gardes !

GARDES I & II

Oui, chef ? !

MAÎTRE DES LIEUX

Réunissez ceux qui ressentent encore quelque chose - les trois derniers arrivages - et conduisez-les à 1’auditorium.

Scène 7

On entend un bruit de foule effarouchée.

GARDE II

Allez, vous autres ! On vous demande à l’auditorium ! Va y avoir de l’ambiance.

GARDE I

Déprimant, tout ça

Scène 8

TONMEISTER I

Dépêchons, dépêchons !

TONMEISTER II

Ton public t’attend, mortel. Tâche de ne pas le décevoir.

MAÎTRE DES LIEUX

Assez, vous deux ! Faites donc silence, pour une fois.

On entend la foule qui fait silence. Orphée s’affaire aux consoles. Noir. Le spectacle commence.

LAMENTO D’EURYDICE AUX ENFERS :

Si injuste et cruel, le destin

Qui m’enchaîne à ces murs souterrains

Où les corps, peu à peu, s’évaporent

Dans l’étreinte éphémère de la mort !

Puisse mon âme maintenir ton image

Un instant - pour un dernier voyage

Tout là-haut – à la lumière du jour

Où, jadis, nous coulions nos amours.

Mais je sens que, déjà, je succombe

À l’oubli, et que j’erre comme une ombre

Ici-bas, dans le froid, dans le noir,

Sans espoir et sans yeux pour te voir !

Scène 9

On entend un bruit de foule émue. ORPHÉE salue une foule invisible.

TONMEISTER I

C’est beau ! C’est lyrique !

TONMEISTER II

Mais c’est interdit ! C’est subversif ! ll aurait fallu nuancer, enfin, mon cher Pentatonikos !

TONMEISTER I

Trop tard, mon cher Téléphonidès !

TONMEISTER II

Pardon de vous déranger dans votre méditation, Maître, mais

MAÎTRE DES LIEUX (absent)

Hum ?

TONMEISTER II

Il aurait fallu nuancer ! censurer !

MAÎTRE DES LIEUX (rit)

Censurer ? Mais censurer quoi ? Le lyrisme ? La grâce ? Le tragique ? Si on censurait tout ça, il resteraitton œuvre !

(Rires préenregistrés)

TONMEISTER II

Mais, pardon Maître euh et la beauté désincarnée, alors ? ! notre idéal ! la vulgarité du visuel ! la transcendance du sonore !

MAÎTRE DES LIEUX

Ah ! épargne-moi donc tes sermons sur l’esthétique, Téléphonidès. Tu as très bien composé, mortel. Et tu mérites une récompense. Veux-tu que nous te gardions ici, en qualité d’ingénieur du son ? Il y a des avantages en nature, des vacances où et quand tu le désires, des appartements particuliers, l’immortalité… Parle-lui des avantages, Pentatonikos.

TONMEISTER I

Oui, l’immortalité est une bonne chose pour un créateur de notre espèce, mon ami. Tu vois toutes ces ombres ? non, bien sûr, tu ne les vois pas, mais justement elles sont vouées à disparaître, à se fondre dans la masse, à s’indifférencier, si j’ose dire, tandis que nous et toi… !

ORPHÉE

Merci, Merci ! Votre bienveillance et votre sollicitude me touchent ! Merci, vraiment ! Mais est-ce que je vous décevrais si je vous disais que je préfère malgré tout retourner là-haut, je veux dire : malgré les avantages et la position que vous m’offrez ici-bas et je vous remercie de tout cœur du grand honneur que vous me faites

MAÎTRE DES LIEUX

Retourner là-haut ? Bien, bien ! Mais alors : pourquoi être descendu ?

ORPHÉE (hésitant)

Ben je vous l’ai dit euh vos machines, votre auditorium j’en ai entendu parler sur Terre… j’ai voulu essayer, une seule fois dans ma vie, et j’aime bien, mais ma vieille lyre…

MAÎTRE DES LIEUX (l’interrompt)

Et pour cette seule raison, il a bravé tous les dangers : c’est un pur ! Il mérite certainement une faveur ! Il y a sûrement quelque chose qui lui ferait plaisir !

TONMEISTER II

Le puissant Hadès te demande ce qui te ferait plaisir, mortel !

ORPHÉE

Il y aurait bien quelque chose…

TONMEISTER II

Nous t’écoutons, mortel !

ORPHÉE

Cette voix dont je me suis servi pour faire mon poème musical, je me suis permis de la prendre dans vos enregistrements récents, je crois. Je voudrais connaître la personne qui possède cette voix ! Oui, je voudrais la ramener sur terre avec moi ! Elle pourrait être ma muse, mon interprète

MAÎTRE DES LIEUX

Accordé ! Que l’on cherche dans l’assistance ! Qu’elle se fasse connaître ! Gardes !

VOIX DE FEMMES

Moi ! – Moi, moi ! – Non, moi ! – Ici ! – Je suis là !

GARDE I

Et voilà : c’est le bordel !

GARDE II

Allez, les filles, un peu de tenue, que diable !

TONMEISTER II

Qu’on les fasse réciter à tour de rôle !

TONMEISTER I

Comment c’était, déjà : “un si funeste destin ?

EURYDICE

“Si injuste et cruel, le destin – Qui m’enchaîne à ces murs souterrains – Où les corps, peu à peu, s’évaporent – Dans l’étreinte éphémère de la mort !”

MAÎTRE DES LIEUX

C’est bien celle-là que tu désires ! ?

ORPHÉE

Oui, je désire emmener cette femme, si vous me l’accordez.

MAÎTRE DES LIEUX

C’est ce que je t’ai promis, mais sache qu’il y a une condition : en vérité, nous faisons très rarement ce genre de concessions aux mortels. Lorsqu’ils arrivent chez nous, leur sort est pour ainsi dire réglé. Ils subsistent pendant une phase transitoire à l’état d’ombres, avant de fusionner avec le Grand Chaos. Pour celle-ci, nous devons inverser les polarités temporelles afin qu’elle retrouve figure humaine. Cela se produira lorsque vous remonterez ensemble le fleuve de l’Oubli dans la barque du Passeur. Toutefois, tu dois te garder de lever les yeux sur elle pendant le voyage, car aucun mortel ne saurait assister au spectacle de la réincarnation sans l’annuler aussitôt. Contente-toi de bavarder avec elle en gardant les paupières closes. Allez, va maintenant, tu es attendu sur l’embarcadère. Au revoir, Orphée !

Scène 10

Sur le fleuve de l’Oubli. On entend le clapotis des vagues et le bruit des rames.

EURYDICE

Ainsi, tu es venu me chercher ? !

ORPHÉE (les yeux fermés)

Avais-je le choix ?

EURYDICE (espiègle)

Non, puisque nous sommes un mythe !

ORPHÉE

Mais notre amour n’est pas un mythe !

EURYDICE

Je ne sais pas, Orphée, je ne sais plusC’est si étrange : j’ai l’impression d’avoir déjà vécu tout ça en rêve. Tu venais me chercher nous montions dans cette barque nous nous sommes assoupis, je me suis réveillée et je t’ai regardé dormir puis, brusquement, tu as ouvert les yeux !

ORPHÉE

Ho hé ! Passeur ! C’est encore loin ?

PASSEUR

Pas d’impatience, mortel ! Les distances ne sont que l’illusion de celui qui cherche à les représenter.

ORPHÉE

Tu es toujours là derrière moi, Eurydice ? (Un temps.) Eurydice ? !

EURYDICE

J’ai tellement sommeil

ORPHÉE

Souviens-toi de ton rêve ! Ne t’endors pas, ma belle, je t’en prie, ne t’endors pas !

Un temps. Il finit par s’assoupir à son tour.

PASSEUR

Dormez, mes enfants, dormez ! Vous allez faire un beau voyage

Un temps. Bruit des rames et des vaguelettes contre le bois de la barque. Rideau.

 

   - FIN -

Cliquez ici pour charger le texte au format .pdf
 

news visuels textes traduction deutsch english interact archiv/es messages guestbook bureau links contact home