FRIEDRICH NIETZSCHE / COSIMA WAGNER
Lettres
Traduction : Stefan Kaempfer
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1) Lettre - Bâle dimanche. (19 juin 1870) Très chère madame la baronne, il faut que nous vous remerciions pour deux journées magnifiques, moi au fond pour quatre, car je m’associe à tout ce qui passionne mon ami Rohde et j’aurai donc doublement apprécié ce séjour. R., qui quitta Bâle le jour suivant, m’avoua qu’il avait vécu l’apogée de ses quinze mois de voyage “sans but” à Tribschen; pour toute l’existence de là-bas, il a gardé une admiration et une vénération qui ont sans doute quelque chose de religieux. Je comprends que les Athéniens ont pu ériger des autels en l’honneur de leur Eschyle et de leur Sophocle, et qu’ils ont donné à Sophocle le nom héroïque de “Dexion” parce qu’il avait accueilli et restauré les dieux dans sa demeure. La présence des dieux dans la demeure du génie fait naître cette ambiance religieuse dont je parle. - Voici les deux essais, bien tard: mais le copiste a un peu traîné et le relieur ne s’est pas pressé.- Mon travail en retard a encore un peu augmenté. Si seulement mes souhaits s’accomplissaient et que mon ami Rohde venait s’installer comme collègue près de moi (à Fribourg) - En ce qui concerne Bayreuth, j’ai pensé que le mieux pour moi serait de suspendre mes activités de professeur pour quelques années et de venir à mon tour en pèlerinage dans le Fichtelgebirge. J’aime bien me laisser envahir par de tels espoirs. - J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver Fidi: pour la première fois, je l’ai vu dans un milieu approprié et dans la lumière de la nature libre; et là, il m’est apparu plein de santé et d’espérance! - Il faut que je m’arrête très vite: on vient; c’est sûrement un “scolaire”. Avec les pensées fidèles de votre très dévoué F. N. 2) Disposition pour une lettre (Naumburg, le 23 décembre 1873) Photogr(aphie). Préfaces. Gersdorff. Pohl. Nouveaux travaux. J. Burkhardt. Bernays. Renvois. Math(ilde) Maier. Fin de composition.
3) Projet pour une lettre (Bâle, avril 1873) Très chère Madame, vous m’avez fait l’honneur d’accepter aussitôt et sans réserve la dédicace de ce livre. Si je puis déduire cette insouciance de la confiance en ma qualité d’auteur que mon traité La naissance (de la tragédie) vous a inspiré, permettez-moi de vous relater ici une expérience récente qui a failli me dresser moi-même contre le livre. Entre nous, nous avons une très mauvaise opinion sur tout ce qui, à cette époque néfaste, trouve un succès et une reconnaissance immédiats: et le livre de David Strauss, qui a connu quatre éditions en quelques mois, devrait être très mauvais d’après ce seul canon. C’est pourquoi la seconde édition de mon livre, devenue nécessaire à la fin de l’année, m’aurait presque rendu méfiant à son égard, si je ne savais pas, pour sa défense, que ce monde néfaste avec pour hérauts ses revues littéraires et ses journaux criards n’avait aucun mérite dans son succès immédiat, et que l’on préférait, de ce côté, garder un silence prudent. D’après cette expérience et toutes les autres, je me tiens pour l’auteur le plus fortuné: car c’est justement ce calme plat qui est du meilleur augure pour le voyage de mes navires. Pourquoi ne vivez-vous pas dans le même calme plat? Presque tous les correspondants musicaux, qui écrivent contre vous, vivent à vos dépens - c’est ce qui explique le boucan infernal; il s’agit de la digestion de ces messieurs Hanslick Gumbrecht ou comment s’appellent-ils, ces gaillards dont je ne veux pas retenir le nom.
4) Disposition pour une lettre (Bâle, autour du 10 octobre 1874) Merci pour la chaise. Comtesse Bassenheim Schopenhauer. Télégr. L’écrit d’Overbeck Fuchs. 30 ans. Baumgartner Rohde. Tableau
5) Disposition pour une lettre (Bâle, 21/23 mai 1876) Mme Wagner Livre Meysenbug Schilling M. de Senger. Etoiles Manzoni Originaires du Main. Comtesse Agoult! Köselitz. Ehrlich Miss Zimmern. Traduction de Baumgartner. Roman de Rohde.
6) Projet pour une lettre (Bâle, juillet 1876) Mon éditeur M. Schmeitzner a été chargé de vous remettre ainsi qu’au Maître deux exemplaires de luxe de mon dernier écrit. Vous en conclurez que je n’ai pas supporté de me préparer dans cette solitude et cet éloignement à la grandeur, à l’énormité de cet été; qu’il a fallu que je vous fasse part de ma joie. Si seulement j’avais l’espoir d’avoir deviné et exprimé, ci et là, un accord où résonne votre joie! Je ne saurais imaginer chose plus belle. Puissé-je avoir réussi à formuler, ci et là dans cet écrit, certains points que nous avons en commun, vous et moi. Vous savez sûrement dans quel état d’esprit tous les amis de Bayreuth pensent à vous en ce moment: qui de nous ne souhaite pas d’une façon ou d’une autre vous témoigner son immense reconnaissance cet été? Veuillez donc considérer avec bonté la tentative que je fais de mon côté pour vous faire un petit plaisir en vous envoyant deux exemplaires de luxe de mon dernier écrit. Mais vous, qui êtes infiniment soigneuse et occupée, ne trouverez certainement le temps et l’envie de le lire qu’après l’été: c’est ce que je présuppose en vous remerciant de croire à cette présupposition.
7) Lettre (Bâle, début juillet 1876) Très chère Madame! Vous savez sûrement dans quel état d’esprit tous les amis de Bayreuth pensent à vous. Qui de nous ne souhaite pas d’une façon ou d’une autre vous témoigner son immense reconnaissance cet été! Veuillez donc considérer avec bonté la tentative que je fais de mon côté pour vous faire un petit plaisir en vous envoyant l’un des deux exemplaires de luxe de mon dernier écrit. Vous en conclurez que je n’ai pas supporté de me préparer dans cette solitude et cet éloignement à la grandeur, à l’immensité de cet été, et qu’il a fallu que je vous fasse part de ma joie. Si seulement j’avais l’espoir d’avoir deviné et exprimé, ci et là, un accord où résonne votre joie! - Je ne saurais imaginer chose plus belle.
Votre fidèle et profondément dévoué Friedrich Nietzsche 8) Lettre (Sorrento, le 19 décembre 1876) Très chère Madame! Voici votre anniversaire, et les mots me manquent pour venir à la rencontre de vos sentiments. Souhaits? Souhaits de bonheur? - j’ai du mal à comprendre ces mots lorsque je pense à vous; si on a appris à voir la vie en grand, la différence entre bonheur et malheur cesse d’exister, et on arrive même à dépasser les “souhaits”. Tout ce à quoi votre vie tient à présent devait arriver de cette manière, et notamment tout l’après-Bayreuth actuel, que l’on ne saurait voir autrement qu’il n’est, car il correspond à tout l’avant-Bayreuth; ce qui a été misérable et désespérant par le passé, l’est encore maintenant, et ce qui a été grand, l’est resté, l’est encore davantage à présent. Nous ne pouvons que fêter des jours tels que le vôtre, et non pas présenter nos vœux. D’année en année, on devient plus silencieux, et à la fin, on ne dit plus un seul mot sérieux sur les choses personnelles. L’ éloignement de mon mode de vie actuel, exigé par la maladie, est si grand que les 8 dernières années me sont presque sorties de la tête et que les périodes plus anciennes de mon existence, auxquelles je n’ai pas du tout songé durant ce constant labeur, s’imposent avec violence. Je passe presque toutes mes nuits en rêve avec des personnes oubliées depuis longtemps, et surtout avec des morts. L’enfance, la vie de petit garçon et les années d’école me sont tout à fait présentes à l’esprit; en considérant d’anciens buts et les résultats effectifs, j’ai remarqué que j’ai largement dépassé les espoirs et les souhaits de la jeunesse en général avec ce que j’ai réellement obtenu; que je n’ai cependant réussi à atteindre en moyenne que le tiers de tout ce que je me suis fixé délibérément. A l’avenir, les choses resteront certainement ainsi. Si j’étais en parfaite santé - qui sait, mes tâches deviendraient peut-être des projets aventureux? Entre temps, je me vois contraint de rentrer un peu les voiles. Pour ces prochaines années à Bâle, je me suis promis d’achever certains travaux philologiques, et l’ami Köselitz s’est déclaré prêt à m’y assister en qualité de secrétaire, lisant et écrivant (car c’en est pratiquement fait de mes yeux). Une fois en règle avec les “philologica”, des tâches ardues m’attendent: vous étonnerez-vous si j’avoue une différence d’avec les doctrines de Schopenhauer? Elle s’est progressivement formée, mais j’en ai pris conscience quasi instantanément. Dans presque toutes les propositions générales, je ne suis pas de son côté ; en écrivant sur Schopenhauer, j’ai déjà remarqué que j’avais dépassé tout son dogmatisme; seul l’être humain m’importait. Entre temps, ma “raison” a été très active - ainsi, la vie est devenue un peu plus difficile, le fardeau un peu plus grand! Comment va-t-on supporter tout cela à la fin? Savez-vous que mon professeur Ritschl est mort? J’ai reçu la nouvelle en même temps que celle de la mort de ma grand-mère et de mon collègue Gerlach, philologue à Bâle. Cette année encore, une lettre de Ritschl me confirma l’impression émouvante que je gardais de l’ancienne relation qu’il entretenait avec moi: il était resté cordial et confiant à mon égard, même s’il considérait qu’une difficulté temporaire de notre relation, voire une séparation respectueuse étaient nécessaires. Je lui dois le seul bienfait de ma vie, ma situation de professeur de philologie à Bâle: je la dois à son ouverture d’esprit, à sa perspicacité et à sa serviabilité pour les jeunes gens. Avec lui, le dernier grand philologue est mort; il laisse près de 2000 élèves, qui se réclament de son nom, parmi eux environ 30 professeurs d’université. Etant obligé de conclure ma lettre (je n’ai pas le droit d’écrire), il me vient à l’esprit que Mme Marie Baumgartner me prie de vous transmettre sa demande respectueuse de bien vouloir lui renvoyer la traduction française de Schopenhauer; voici son adresse: Lörrach, grand-duché de Bade.
Avec les fidèles hommages de votre Friedrich Nietzsche Sorrento Villa Rubinacci. J’oubliais les recommandations de M. Rée.
9) Lettre - Bâle, le 10 octobre 1877 Très chère Madame! Un ami, que j’estime beaucoup, m’a récemment lu un essai sur l’Anneau des Nibelungen qui m’a paru si sympathique et intelligent que j’ose vous le recommander ainsi qu’au Maître pour une soirée de lecture. Cet ami n’a pas du tout le genre littéraire et son écrit est destiné à un public des plus restreints; je ne crois pas qu’il ait été lu par quelqu’un, exception faite de son épouse et de deux ou trois personnes. Peut-être mettrez-vous, à propos de certaines hypothèses, un oui ou un non décisif en marge; je le souhaiterais notamment pour savoir comment Wotan a perdu son œil et pourquoi il tira Wala de son sommeil. Dans ma réclusion, je finis quand même par recevoir des nouvelles de tout ce qui se passe à Bayreuth; et il y a certaines choses, comme la pensée authentiquement wagnérienne de l’école de Bayreuth, que je crois si bien comprendre que toute parole écrite me paraît indiscrète. La magnifique promesse de Parsifal peut nous consoler à chaque fois que nous avons besoin de consolation. Presque toutes mes connaissances auxquelles je pense en ce moment ont leurs petits malheurs qui les rongent: je parlerai donc de mes petits malheurs sans me gêner. Après avoir pendant un an cherché de toutes les manières à retrouver la santé, je me suis soumis ces dernières semaines à un examen attentif et soigneux fait par trois excellents médecins. Le résultat ne pouvait être plus navrant: on a reconnu que mes yeux étaient à l’origine de mes souffrances, et notamment de ces terribles maux de tête; on y a constaté deux processus inflammatoires, et avancé que je serais inévitablement aveugle, - si je ne me soumettais pas aux dures exigences de tous les médecins: cesser absolument de lire et d’écrire pendant plusieurs années. Dans ce cas, la faible lueur qui me reste encore en matière de vision pourrait être conservée. Voici donc venir une sombre époque pleine de résolutions pénibles pour moi. Jusqu’à présent, ce n’est pas le courage qui manque; je pense avoir appris quelque chose de Wagner à ce sujet. A lui comme à vous, je suis de tout cœur dévoué, dans les bons comme dans les mauvais jours.
F. N.
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