GRÉGOIRE LYON
(essai)
©
Grégoire Lyon
2003
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1.
Style, héritage et dépouillement.
1. Style, force et dépouillement. Maurice Blanchot est de ces écrivains que l’on peut aborder avec prudence, tant son style est puissant. Et sa pensée taille des encoches sans bavures, dans la mémoire, et dans la langue. Tant sa réflexion critique est proche, sans aucun préalable, et répond à ce qu’il reste à penser. Tant son cheminement se fait nôtre, que ce qu’il développe, nous pourrions bientôt le trouver nous-mêmes. Comme avec les personnages de Steinbeck que l’on croit vite connaître mieux que leur auteur, les livres de Blanchot dessinent des aventures subjectives insoupçonnées et pourtant familières.
Dans ses récits, la syntaxe elle-même est fantastique et, contrastant avec la simplicité des mots, elle apporte parfois un caractère hallucinatoire aux descriptions ou monologues intérieurs. Toute description peut équivaloir à une concession : un indice neuf, débattu entre l’objectif et l’indicible du narrateur qui semble aussitôt ne pouvoir continuer sans tenir compte de son décalage, comme d’une possible information à venir (préface au livre de L. R. des Forêts, Le bavard). Les phrases s’allongent tandis que l’analyse peut ralentir jusqu’au microscopique. La référence des mots fait tourner quelques pages en arrière. Et un petit pronom prend parfois une charge impressionnante de significations possibles. Au bout d’un souffle, le point se dérobe, et l’intonation qui repart exige d’un esprit déjà occupé, de penser encore au-delà d’une dernière fatigue. Polyphonies intérieures entre pseudonymes de Pessoa…
2. Solitude, écoute de la trace. Non, il n’était pas un écrivain de l’effacement ! Personne n’a récolté la littérature comme lui au 20ème siècle, par son bavardage hypnotique. Il a débusqué la ‘voix narrative’ chez Melville, étudié Kafka sur plus de 25 ans, relu Sade avant Lacan, révélé Edmond Jabès avant Derrida; ses critiques, déclinées comme son œuvre selon son propre agenda, s’affirmeront vite comme un horizon pour les nouvelles analyses littéraires. Au début de L’entretien infini, il souligne le caractère atypique d’une parole centrale qui assume un enseignement. Exercice au-delà du dialogue auquel Blanchot oppose le style des penseurs qui veulent, par le discontinu ou le fragmentaire, prévenir leur œuvre de toute récupération abusive. De là sans doute sa méfiance envers les médias dont le rapport est encore plus déséquilibré, avec une masse de spectateurs condamnés à la passivité.
Un autre cadre de parole est analysé dans L’écriture du désastre, à propos de la parole décousue de certains chefs africains. Cette parole promenée de par le village est paradoxalement sans importance, vide, elle n’impose pas le respect, mais comble le silence. Pratique en creux du lien social, qui rend le pouvoir au groupe plutôt que de l’usurper, et vise à désamorcer les conflits. "Le chef doit se mouvoir dans l’élément de la parole, c’est-à-dire à l’opposé de la violence. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide (non vide, traditionnelle, de transmission) qu’il doit à la tribu, c’est la dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir un homme de pouvoir." (p.20) Pas d’école de pensée autour de Blanchot, mais une promenade sans fin dans la littérature, avec sa pensée décousue questionnant les coutures des livres.
Avare de concessions, et n’ayant pas besoin d’autre presse, il a simplement tenu bon. Comme Cioran et Beckett, il ne s’est pas présenté aux journalistes, radios, télévisions, ni dans les conférences. Des photos de lui n’ont pas circulé et il a oublié d’écrire, je crois, sur un grand peintre, pour exposer son esthétique. Son silence délibéré, entre autres médiatique, est en fait le milieu de sa proximité, sa concentration, l’écoute. Solitaire donc — la plupart des réactions après sa mort parlent pourtant d’une grande intimité, sorte de compagnonnage distant — peut-être le ‘feu séparé’ dont parle René Char, où la rencontre serait vis-à-vis l’existence, et l’amitié d’estime.
3. Le réel, l’autobiographie. Il a fréquenté le fameux séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel, avec R. Queneau, G. Bataille, A. Breton et J. Lacan. Il partage avec son ami Bataille la capacité de passer avec naturel de l’œuvre littéraire à l’œuvre critique. Georges Bataille passe du biographique stylisé (L’orestie, Le bleu du ciel), à ses synthèses sur l’Érotisme, l’Histoire des religions ; mettant à nu avec la même écriture les symptômes du théorique et du privé qu’il pourchasse, dans leurs résidus et leurs excès, comme s’ils relevaient d’une même orchestration. La vie de Maurice Blanchot ne prétend pas à la même souveraineté, un peu comme si son terrain commençait au-delà de L’expérience intérieure approchée par Bataille. Seuls de rares textes (L’idylle) pointent vers un lyrisme, assez proche du fantastique nervalien de Leiris dans Aurora. Puis Thomas l’obscur (1941) débute une longue série de romans, ou plutôt de récits, car les êtres n’y revêtent pas toute la fiction de personnages, mais restent souvenirs, traces cruciales d’un réel que le narrateur interroge encore. Ce que Blanchot délivre au lecteur semble trahir toute romance, souvent la douleur d’une littérature anticipée, ou la cruauté d’une vie inaperçue. Œuvre apparemment très peu autobiographique, seulement quelques flashs concrets sur lesquels débouche parfois une digression presque incongrue : Il a risqué de se noyer en mer (Thomas l’obscur), vécu dans une chambre, étranger à ses proches, attendu la nuit la pensée la plus perçante (Le dernier homme) ; il s’est vraiment pris pour son psychanalyste (Celui qui ne m’accompagnait pas), a dit la succession étrange de deux femmes auprès de lui (L’arrêt de mort), a manqué d’être fusillé dans un château pendant la guerre, a séjourné aveugle dans un hôpital (La folie du jour)… Blanchot a regretté quelque part de ne pas avoir écouté sa pensée plus tôt, mais toute son expression semble, depuis, s’être consacrée à cette écoute, et à suivre ses alertes et ses soupçons d’une manière radicale et souple.
4. Romancier = critique littéraire = philosophe. Le succès d’estime de ces œuvres d'expression n’empêchera pas Blanchot de poursuivre une longue œuvre critique — des articles (dans la revue Critique), des préfaces (pour Restif, Sade, Lautréamont) puis des essais regroupant plusieurs écrivains, tel L’espace littéraire, Le livre à venir, L’amitié. Commentaires de Melville, Kafka, Rilke, Nietzsche, Duras, Foucault…, d’une sensibilité si aiguisée que la distance avec une œuvre personnelle s’estompe, dans la même disponibilité à l’écoute du " propriétaire des lieux ". Avec L’entretien infini, une profonde philosophie émerge du geste critique qui convoque romanciers et philosophes dans une chambre des murmures, comme autant d’expériences du vouloir dire. Les impressions les plus ténues rejoignent l’essentiel, et pénètrent les théories par une saisissante puissance de l’intimité. Écrits jalousement confrontés à toutes les interprétations possibles, dont la plus menaçante, dont la plus proche.
Et, alors que l’on croyait connaître les traits de son écriture, paraît L’écriture du désastre, un recueil de fragments où Blanchot renouvelle entièrement son style. Les phrases s’éloignent de leur longueur légendaire et baroque pour s’allier les richesses de la brièveté : pensées concises utilisant des paragraphes courts et autonomes, fulgurance des aphorismes, allusions par petites touches, comme une axiomatique plus ouverte et moderne que de longs discours. Ce livre parfait les chemins de son art, comme s’il avait arraché tout héritage à sa syntaxe, pour la soumettre enfin au même dépouillement qui caractérisa toujours son vocabulaire. Et dans le même temps se fait jour sa pensée la plus personnelle, pensée sans épithète, fusion de tous les versants de son cheminement. " Le fragmentaire, plus que l’instabilité (la non-fixation), promet le désarroi, le désarrangement. " " Ne nous confions pas à l’échec, ce serait avoir la nostalgie de la réussite. " (p.17, 25)
5. L’accroc et l’histoire. Dans une chronique hebdomadaire pour Libération, Bernard-Henri Lévy rappela, dans les années 80, que Blanchot avait été proche de l’extrême droite avant-guerre. Et la semaine suivante, BHL raconta dans la même page que quelqu’un l’avait accosté au métro Concorde pour lui dire qu’il avait eu tort d’écrire ça — "mon nom n’a pas d’importance, dit-il, je m’appelle Louis René des Forêts". Difficile d’imaginer cette rencontre entre le situationnisme médiatique de BHL (sans mauvais procès) et l’aura silencieuse de Blanchot, défendu par l'un de ses connaisseurs. Il est vrai que dans ces années 1980, peu de gens savaient ce qui s'étale maintenant dans toutes les nécrologies comme une curiosité : Blanchot était un journaliste d’extrême droite, jusqu’en 1938. Après quoi il a bien dû changer, puisqu’il rejoignit la résistance, et "fit beaucoup par la suite pour la pensée juive" (sic !) - comme le reconnaît BHL. Parmi ceux qui ne le connaissaient que par ses livres, Blanchot avait déjà pris la patine d’un humanisme inquiet et sans faille, la révélation fut difficile à avaler, et un peu courte. Certes, rien ne doit être tu, et à la multitude des interprétations que font surgir ses livres, doit désormais s’ajouter celle d’un vrai repentir, qui peut bien éclairer certains passages. Mais rien n’était dit à propos de la théorie ou de l’œuvre. Je donnai raison à des Forêts. Mais défendre une icône face au désir de révéler la vérité ne peut être qu’un conseil désabusé et inactuel (thème du Canard sauvage d’Henrik Ibsen); et l’on peut croire plus urgent d’aller soutenir Houellebecq devant les tribunaux, des fois qu’il devienne…
Blanchot déjouait toute l’esbroufe d’un quelconque savoir accumulé, ni élitisme ni aucun effet d’érudition, comme si sa célébrité même l'avait empêché de revenir aux constatations les plus simples, interrogeant la plus ténue de ses impressions. Il avait cette qualité trop rare, qu’il partageait avec Roland Barthes, de ne jamais en imposer par son savoir, de ne jamais teinter la fameuse saveur avec la mystique du maître savant — ni se prévaloir jamais d’une spécificité française ou européenne innée, voire acquise. Que l’on surveille donc ses critiques, dans cette carrière-là !
L’engagement de tout instant de la pensée de Blanchot est aussi cette ouverture, ce don, cette offrande sans préalables, à l’étranger comme au bon élève. Jusqu’à son style, épuré pour être le plus immédiat des véhicules vers l’autre, à la racine de son intériorité. Et là, avec Levinas (lui, dès les années trente), il s’oppose à Heidegger. Pour Heidegger, ‘ce qui se donne dans l’être’ est impersonnel ("Es gibt") et, "malgré les précisions qui font advenir l’avènement ("Ereignis"), [il ne peut] accepter aucun sujet explicite." Et Blanchot poursuit en mettant en garde contre la sacralisation du langage, qui constituerait alors par défaut le don : " ‘Le langage, maison de l’être’ [dit Heidegger]. Mais répétons avec Levinas : ‘Le langage est déjà scepticisme.’ Écrire, c’est se méfier absolument, en s’y confiant absolument, de l’écriture." (L’écriture du désastre, p.170)
Blanchot est sans doute avec Emmanuel Levinas, l’auteur qui a le plus fait face au problème de l’héritage laissé par le 20ème siècle : Relire l’histoire de la philosophie non plus à l’aune de la seule politique, mais à l’aune du désastre.
6. Indications bibliographiques
Le ressassement éternel (1951, éd. de Minuit). La Communauté Inavouable. (éd. de Minuit) reprend L’idylle avec une préface des années 80 ; et enchaîne avec une critique élogieuse de La Maladie de la Mort de Marguerite Duras (le livre avant L’amant), qui l’entraîne à parler du communisme, de la femme face aux groupes, de 68, du livre parfait. L’entretien infini (Gallimard). L’écriture du désastre (1980, Gallimard). & Thomas l’obscur, 1941, Gallimard. Aminadab, 1942, Gallimard. Comment la littérature est-elle possible ? 1942, J. Corti. Faux-pas, 1943, Gallimard. L’arrêt de mort, 1948, Gallimard. Le Très-Haut, 1948, Gallimard. La part du feu, 1949 Gallimard. Lautréamont et Sade, 1949, éd. de Minuit. Le ressassement éternel, 1951, éd. de Minuit. Au moment voulu, 1951, Gallimard. Celui qui ne m’accompagnait pas, 1953, Gallimard. L’espace littéraire, 1955, Gallimard. Le dernier homme, 1957, Gallimard. Le livre à venir, 1959, Gallimard. L’attente l’oubli, 1962, Gallimard. L’amitié, Gallimard. Le pas au-delà, Gallimard. De Kafka à Kafka, 1981, Gallimard (articles de 1943 à 1968). La folie du jour, éd. de Minuit. Michel Foucault tel que je l’imagine, 1986, Fata Morgana.
Préfaces à : Restif de la Bretonne : Sara, 1949, Stock, Delamain et Boutellier. Sade : Français, encore un effort, 1965, Pauvert. Louis René des Forêt : Le bavard.
Linguiste, Grégoire Lyon est aussi poète, musicien et photographe. contact : greg@artpo.org |