Un
Vers la fin du 12ème
siècle, en l’an 1164, Rachid al-din Sinan, le redoutable vieillard de la
montagne, à la tête des Assassins, révéla à son disciple favori les
paroles que son propre maître, Hassan i Sabbah II, avait littéralement
expulsées dans la forteresse d’Alamut : lors d’une célébration publique,
le maître jeta le Coran, qu’il avait étudié des années durant, proclama
la fin de la Loi et annonça le règne millénaire de la Liberté. "Rien
n’est vrai, tout est permis" : ce fut là le mot d’ordre, l’entrée
irrévocable dans la critique de la civilisation, la première ligne du
canon d’une future profession de foi des Frères et Sœurs de l’Esprit
Libre (comme dit Greil Marcus). Le blasphème est une bombe à retardement
du "mal" avec l’effet immédiat d'une prise de distance et discrimination
de l’ensemble du monde civilisé, faisant des Assassins, ces mangeurs de
haschisch inoffensifs, des "meurtriers" à temps plein, à temps
historique, à temps universel. De l’autre côté, la fin proclamée de la
Loi dans les religions universelles, Islam inclus, a donné naissance à
des incohérences similaires. Hassan i Sabbah II fit décapiter tous ceux
qui ne voulaient ou ne pouvaient pas suivre le mot d’ordre, expédiant
aussitôt les "affranchis" de la Loi dans une prison aux murs d’images de
la liberté. Jamais depuis l'origine du monde, les hommes n’avaient été
autant exposés à la contrainte et l'impitoyabilité d’un ciel vide.
Deux
"Toute culture a les pieds en
sang" (Heiner Müller). Au temps de l’oubli, les massacres perpétrés par
la culture ont été mis sur le compte d’une barbarie des origines, qui
n’a jamais existé. La barbarie est une sécession de la modernité, et
elle appartient à une fin apocalyptique des temps. Par contre, des
essais généalogiques sérieux ont pu montrer qu’aucune "performance
culturelle" importante n’a pu se passer de violence. En même temps,
aussitôt après les débuts violents, un effroi et un silence paralysants
se sont installés pour ne cesser que progressivement, des décennies, des
siècles plus tard. Bazon Brock a créé un groupe de recherche appelé
Art + guerre, culture + stratégie, dont la vocation est d’évaluer
les chances minimes de la civilisation face à la traînée de sang de la
culture. Un intérêt tout particulier revient à son "théorème de
l’incident grave interdit". Il "fonde l’étalonnage des activités
culturelles sur l’omission, l’empêchement. Ainsi, il s’agit d’inclure
dans l’écriture de l’histoire, et dans les prospectives politiques,
certains événements au titre d’épisodes déterminants, fondateurs,
magnifiques, qui n’ont pas eu lieu parce qu’ils ont été empêchés. Sous
l'aspect culturel, politique, social, il s’agit de promouvoir l’histoire
de ce qui ne s’est pas passé, l’histoire de l’omission, du non-agir."
(Bulletin du Groupe de recherche Kultur + Strategie, automne
2001)
Trois
Peu avant l’attaque sur
l’Afghanistan, les télévisions ont associé plusieurs fois l’explosion
des Bouddhas géants par les Talibans à la destruction du World Trade
Center dans une synopse suggérant qu’il s’agit de la même chose. Ainsi,
la mémoire d’un possible iconoclasme créatif - résidu d’une
contradiction imprévisible - fut anéantie à jamais, en dépit d’une
résistance massive et en partie abstruse, comme par exemple la formule
du grand musicien Karl-Heinz Stockhausen - appartenant déjà, lui aussi,
aux mondes de lumière - qui taxe avec exubérance la destruction des
tours new-yorkaises de "plus grande œuvre d’art qui existe dans le
cosmos", soulignant en particulier la concentration des esprits sur un
projet de plusieurs années, la précision dans l’exécution et l’absence
totale d’égards pour les vies impliquées. Il explique ceci : "Mais
figurez-vous un peu ce qui s’est passé : des esprits réalisent, en un
seul acte, quelque chose dont nous ne pourrions même pas rêver en
musique ; des gens complètement fanatiques répètent leur concert comme
des fous pendant une dizaine d’années pour mourir ensuite. Voilà donc
des gens totalement concentrés sur la représentation, et puis cinq mille
personnes sont envoyées à la résurrection en un seul instant. J’en
serais incapable. Face à cela, nous autres compositeurs ne sommes rien.
Bien sûr, certains artistes cherchent également à franchir les limites
du pensable et du possible pour nous ouvrir les yeux, pour nous ouvrir
un autre monde." (in Frankfurter Allgemeine Zeitung daté du 19
septembre 2001). Après de telles envolées, il faut se demander de toute
urgence s'il est encore permis d’être artiste après le 11 septembre
2001.
Quatre
Récemment, Paul Virilio a condensé
des propositions fréquemment énoncées dans une thèse affirmant que l’art
de la modernité représente une variante de la terreur, telle qu'elle est
récemment apparue sous sa forme la plus terrible, comme destruction la
plus insensée possible avec un nombre insensé de victimes. Virilio :
"Une démesure surpassant l’autre, l’habituation au choc des images et le
poids insuffisant des mots ont conduit à une profonde transformation de
la scène mondiale. L’impitoyable art contemporain n’est pas seulement
impudique, mais fait sienne l’impudeur des profanateurs et des
tortionnaires, l’arrogance des bourreaux" (retraduit d’après Peter Bexte,
in Frankfurter Rundschau, édition du 15 septembre 2001).
Autrement dit : l’art ne représente pas la misère du monde dans le but
de plaider pour une vie meilleure, mais il est le moteur d’une plus
grande misère encore. Il n’est pas une loupe pour l’infamie, mais
l’infamie en personne. Il n’est pas le témoin de la spoliation, non, il
spolie lui-même. Un tel verdict fait tomber toutes les positions qui
auraient pu déboucher sur un "tiers", comme l’écriture courageuse de
Franz Kafka. Dans l’alternative d'airain entre la société des victimes
et du massacre, toute résistance est broyée. L’art comme "sortie du rang
des massacreurs" (- "Heraustreten aus der Totschlägerreihe" -
Franz Kafka) n’est plus qu’une métaphore moribonde.
Cinq
Mais le plus terrible, c'est que
cette terreur sans alternative se reflète dans le visage du "plus grand
sauveur du monde" qui, en retour, est contraint de se mirer dans la
gueule du terroriste. Il y a un enchaînement où ces deux identités, qui
se reflètent, deviennent à la fois obligeantes, contraignantes l’une
pour l’autre, et complètement opaques. À partir de cet instant, seules
deux visions du monde existent qui, enchevêtrées, disent la même chose
et rien du tout. Puisque que les coupables peuvent réclamer le statut de
victimes (Bernd Ternes), on en appelle à un discours pré-moderne, comme
il a pu sévir dans l’Europe médiévale avec ses conséquences funestes. À
travers une rhétorique manichéenne qui, des deux côtés, pousse vers les
extrêmes, et le président Bush qui déclare qu'il n’y a "pas de
neutralité", on en vient à la conclusion fatale que tout est comme ça.
Oussama Bin Laden fait le même calcul quand il explique la chose dans le
style des écoles coraniques (in Süddeutsche Zeitung daté du 11
octobre 2001). Le résultat obtenu par le terrorisme est en effet fatal :
il divise le monde en deux camps, ceux des croyants et des mécréants. La
logique archaïque d’une accusation mutuelle, faisant de l’autre le
Satan, paralyse l'intelligence et bloque tout dialogue. En même temps,
un oubli quasi total apparaît, qui contraint à des répétitions sans fin.
Six
Ceci se manifeste dans une
"dialectique du salut" de longue haleine, dont les résultats sont à
chaque fois diamétralement opposés aux intentions. Depuis longtemps, les
stratégies des rédempteurs ne sont plus que bien intentionnées – comme
le contraire de l’art. Dans la volonté de sauver le monde, il y a une
surcharge encore largement inconnue de destruction, qui s’accomplit
notamment à travers le modèle naïf du Patrimoine culturel mondial de
l’Unesco avec pour résultat absurde que l’étiquette signale
simplement que la chose correspondante n’est plus vivante. Et en
sous-main, les choses sont transformées en images des choses. Elles
perdent leur incarnation et leur matérialité pour être transférées dans
un univers éternel, c’est-à-dire : mort. Ici, l’inversion simple n'a
plus cours. La destruction est et reste destruction, et le salut l'est
aussi. L’impossibilité de recourir à un troisième terme ne nous laisse
que l’alternative entre la destruction et la destruction. Le terrorisme
est l’ennemi de la civilisation. La civilisation est l’ennemie de la
vie. Qui veut vivre aujourd’hui doit se retourner contre la
civilisation, qui se retourne contre le terrorisme. Mais cela n'en fait
pas encore un partisan du terrorisme. – Le terrorisme apporte la mort à
la civilisation. La civilisation apporte la mort à la vie. Qui veut
vivre aujourd’hui sait qu’aucune forme de terreur ne rendra la vie à la
vie. Ce cercle infernal débouche des deux côtés sur la mort. La vie se
nourrit du tiers exclu. Le tiers exclu appartient à la préhistoire de la
philosophie, des sciences et des arts.
Sept
Dans l’intervalle, on va chercher
conseil à Hollywood. Il semble que l’imagination chevronnée des
cinéastes, surtout dans le registre des films à catastrophes, est plus
précise que les archives des services de renseignement et les
informations de la presse. Durant cette période de réflexion et de
commentaires, on a déjà cherché à repérer dans l’imagination humaine un
précepte subtil pour remplacer la représentation de la réalité. Certains
sont parvenus à une virtuosité des métaphores et des chiasmes, qui
suggère en retour la conclusion improbable que la pensée humaine est
capable de maîtriser les mots et les images sans mettre en cause le
délire de départ. C’est ce que Friedrich Kittler a récemment montré dans
une chevauchée acharnée à travers l’histoire mondiale. En épilogue à
Nietzsche et Foucault, il écrit : "Nous sommes sous le coup d'un vieil
effroi. Sur sa fière monture, Bin Laden se montre aux caméras de la
presse. Debout sur leurs jeeps, les jeunes émirs d’Arabie n'auraient
atterri que depuis quelques années au Nord du Pakistan, où les écoles
coraniques fleurissent, pour adapter sous les tentes, au milieu des
contes et des nuages de poussière, l'art de la chasse aux oiseaux du
haut Moyen-Âge à une actualité de haute technologie : les jeeps ont
succédé aux chevaux, les charters aux chameaux ; seul le faucon
domestiqué et sa cible, le rapace nomade qui tourne dans le ciel de la
steppe, restent vaillants jusqu'à la mort. Nous oublions que les Croisés
et les Sarrasins montaient les mêmes chevaux, avant que le vieux de la
montagne ne lâche ses Assassins - haschischins et meurtriers à la fois -
sur les deux" (in Frankfurter Allgemeine Zeitung daté du 5
octobre 2001). - La couleur de la scène : lapis-lazuli.
Traduit de l'allemand par
Stefan Kaempfer
© Dietmar Kamper
pour la >
version originale <
Nota Bene
Dietmar Kamper a écrit ce texte en
pleine actualité du 11 Septembre et sous le coup de la maladie qui
allait l'emporter quelques semaines plus tard, le 28 octobre 2001 à
Berlin.
- Notice -
Philosophe, Dietmar Kamper
(1936-2001) a enseigné comme professeur de pédagogie à Marburg
et de sociologie à l’Université Libre (FU) de Berlin, où il fut l’un des
fondateurs du département d’Anthropologie Historique. Auteur d’une
Histoire de l’Imagination (Zur Geschichte der Einbildungskraft,
München, 1981), il a coédité avec Christoph Wulf une série
d’ouvrages collectifs à vocation interdisciplinaire sur l’anthropologie
historique (depuis 1982, les thèmes abordés ont été : le corps, les
sens, le rire, le sacré, l’amour, la violence, l’âme, la beauté, le
silence...). Très fertile et inventif, Dietmar Kamper a publié de
nombreux essais, notamment sur les médias et l’image, mais aussi sur des
sujets comme les hérésies, des travaux qui restent malheureusement
inconnus en France. Le public français pourra cependant se faire une
idée de cette pensée originale et sans doute "atypique" en se reportant
à ses articles parus dans le Traité d’Anthropologie Historique
(L’Harmattan, 2002, éd. Christoph Wulf). |