Harald Martenstein

Heimweg

(éditions Bertelsmann, 2007)

Le roman Heimweg (« Chemin du retour ») est un livre intéressant, quoique déroutant : L'histoire annoncée (le retour au pays d'un soldat allemand, après une longue captivité en Russie à la fin de la Seconde guerre mondiale) n'est pas racontée comme on pourrait s’y attendre après une première scène impressionnante, où le personnage principal Joseph, de retour chez lui bien après la fin de la guerre, retrouve sa femme Katharina, prise dans une querelle d’amoureux avec un soldat français des forces d’occupation, qui essaye de lui trancher la gorge par jalousie. Car ce récit non linéaire (années 1950 à 1990, dix-neuvième siècle, Seconde guerre mondiale) constitue une sorte de « roman familial » des couches populaires allemandes, ce qui n'est pas sans intérêt, quand on considère que ce genre traite pour la plupart le destin des familles aisées ou petites-bourgeoises. Mais l'auteur (un journaliste, né en 1953, qui tient une rubrique « culturelle » - ou de « feuilleton » comme on dit en Allemagne - pour l’hebdomadaire d’information Die Zeit et le quotidien berlinois Der Tagesspiegel ) n'a peut-être pas encore une maîtrise suffisante du genre littéraire qu’il a choisi - il est surtout connu pour ses billets d’humeur  politiques ou sociologiques - pour pouvoir le réformer comme il l’entend, puisqu’il livre ici son premier roman.

L’intérêt et le caractère déroutant du livre tiennent à ce que l’intensité narrative est volontairement cassée par la non linéarité du récit, mais aussi par cette sorte de « distanciation » réflexive, mise à la mode par le théâtre de Brecht. Dès le début du deuxième chapitre, - les 23 chapitres sont relativement courts, le roman fait 220 pages - l’auteur joue cartes sur table en faisant dire à son narrateur : «  Je ne suis qu’un enfant, même si je suis au monde depuis longue date. C’est la première fois que j’écris une histoire. C’est sans doute une sorte d’histoire d’amour, et elle se passe en majeure partie entre 1950 et 1990 environ. Ne demandez pas en quelle année chacun des chapitres se déroule, même mon grand-père [c’est-à-dire : Joseph, le personnage principal] serait incapable de répondre à cette question. On pourrait bien sûr passer une émission de radio ou de télé en fond sonore, comme ça se fait beaucoup dans les films, avec la révolte est-allemande de 1953, le premier tube d’Elvis Presley ou une quelconque journée électorale, où l’on aperçoit comme par hasard la tête de Konrad Adenauer sur une affiche. Mais ce n’est là qu’un trucage. Comme si Elvis Presley ou Konrad Adenauer avaient la même importance pour tout un chacun. » (p.16) Et de poursuivre, une page plus loin : « Toute cette façon de raconter des histoires est une vraie supercherie. Je veux dire : comme narrateur, on connaît la fin, mais on fait semblant de ne pas la connaître. On pourrait tout raconter rapidement et gagner beaucoup de temps, mais non, on raconte lentement. »

Ce type de réflexion n’est certainement pas sans intérêt, mais rompt la continuité de la lecture, car on a envie de connaître la suite de l’histoire, et la manière narrative va également à l’encontre des usages, puisque le lecteur est habitué à suivre un récit dans l’ordre chronologique, notamment lorsqu’il s’agit du roman d’une famille ou de « mémoires ». La désorientation ainsi générée peut déplaire à un lecteur traditionnel. On peut reconnaître ici l’importation de certains procédés cinématographiques dans le récit, mais il faut alors se demander si ces procédés sont réellement « exportables ».

L’histoire est donc une « histoire d’amour », ou de vie commune, entre les grands-parents du narrateur, la grand-mère Katharina étant serveuse ou entraîneuse dans le bar de sa sœur. Lors de la longue captivité de son mari Joseph en Russie, elle entretient des relations avec des soldats français, venus occuper cette partie rhénane de l’Allemagne. Une histoire de jalousie a lieu, qui aboutit à la scène initiale du roman : Le prisonnier de guerre rentre chez lui pour trouver sa femme à terre, la gorge en sang, avec un soldat accroupi sur elle, un couteau à la main. L’image est très forte. La femme survivra, et les deux époux reprendront leur vie commune interrompue par la guerre. Or cette première scène et le titre « Chemin du retour » annoncent le récit des dures années passées en Russie et le difficile retour au pays. Mais le lecteur, qui s’attendrait à cela, sera longtemps frustré car, comme le précise l’auteur, le récit se situe surtout dans ces années d’après-guerre, racontant la vie après l’horreur, ce qui est néanmoins salutaire et nécessaire, un peu à la manière d’un « débriefing littéraire»  des années noires.

La linéarité du récit sera une nouvelle fois cassée au chapitre 7 : Il est alors question de l’arrière-grand-père du narrateur, un brasseur, et du père naturel de celui-ci, un brigand du nom de Heigl. Ce passage redonne de l’élan au récit, qui s’enlisait un peu dans les années cinquante, car on y raconte l’histoire assez extraordinaire d’un bandit et pillard au grand cœur, dont le fantôme apparaîtra plus tard au narrateur enfant. Il faut souligner que ce passage est écrit dans une très belle langue. - L’histoire de la vie commune des deux époux reprendra ensuite son cours. Et le lecteur continue d’être frustré des années de guerre et de captivité, comme s’il s’agissait d’une sorte de « non-dit » qui, nécessairement, pèse sur toute cette histoire et qui, en effet, a joué un grand rôle dans le comportement des gens après guerre en Allemagne et ailleurs. Le passage suivant est assez explicite dans ce contexte (chap. 14, p.137) : « Merveilleuse époque nouvelle, pensa Katharina. A présent, la vie pourrait commencer, une vie sans sentiments négatifs, où l’on serait tourné vers l’avenir, au lieu de ruminer des choses qu’on ne pourra pas changer quoi qu’il arrive, une vie où l’on se laisserait simplement tomber pour en jouir. C’était comme ça, avant, et ce serait à nouveau comme ça. » Cette réflexion se produit à l’occasion, - certes dérisoire, comparée aux horreurs de la guerre, - de l’enterrement d’un animal de compagnie des deux époux, où Katharina se met d’ailleurs à fricoter avec un jeune policier.

Les deux chapitres suivants (15 et 16, pp. 140-153) abordent enfin la guerre à l’Est, avec l’attaque de la Russie par l’Allemagne. La façon de raconter l’expérience guerrière de Joseph en cet été de l’année 1941 ressemble d’abord à une sorte de protocole, où l’on peut voir le fruit d’une recherche journalistique ou plus personnelle de l’auteur, mais également à un inventaire, avec maints détails techniques sur l’armement, l’équipement, le paquetage des soldats allemands. La scène poignante, qui est ensuite racontée, décrit une exécution de prisonniers russes par une troupe allemande sous les ordres de Joseph, qui se montre ici sous un jour nouveau, brutal et plein de ressentiments contre la population russe. Comme les soldats allemands tirent mal, Joseph achève les agonisants à coups de révolver dans la tempe. Mais il montre également du respect envers les soldats ennemis, en ne les faisant pas souffrir inutilement, puisque l’ordre venu d’en haut était de ne pas faire de prisonniers. Et il témoigne d’une sorte d’humanité paradoxale envers un commissaire soviétique, à qui il offre des cigarettes avant l’exécution, en lui demandant (question déplacée, comme il le pense au même moment) s’il avait des enfants. La réponse (« Vous me laisserez partir dans ce cas ? ») suggère une réflexion plutôt bornée sur l’héroïsme à Joseph. Quelques instants plus tard, il exécute un garçon de quatorze ans, caché derrière un cadavre pour lui faire les poches, avec cette remarque cynique et noire, adressée à ses hommes : « Eux ou nous. […] Retenez bien qu’il est en âge de porter un fusil. Ça fait un de moins. » (p. 152) – Or l’assassinat du garçon pèsera sur la conscience de Joseph à la manière d’une faute inavouée, justement parce qu’il semble l’excuser avec l’idée que l’exécution immédiate des prisonniers russes était un ordre que l’on ne pouvait refuser sans risquer le camp de redressement ou la peine de mort.

A la fin du chapitre 17 (p.161), on raconte, comme une surprise du chef, la vie errante du chanteur populaire allemand Freddy dont Katharina, qui continue de travailler dans le bar de sa sœur, fait la connaissance. Elle fréquente également le chanteur d’opéra Rudolf Schock, - qui avait chanté pour les Russes et les Allemands à Sébastopol (les Russes ayant cessé le feu durant cette prestation) – ainsi que l’acteur et animateur de télévision Hans-Joachim Kuhlenkampff : Il s’agit de deux autres gloires populaires en Allemagne dans les années 1960-1970. - Les chapitres suivants (18, 19) sont consacrés au diagnostic de syphilis chez Rosalie, la sœur de Katharina, et à sa relation avec son mari Fritz, un homme aussi charmant qu’irresponsable. Cette infection, une fausse couche, la perte de son bar et le chômage de son mari, qui avait détourné des fonds, la font enrager, provoquant son suicide par balle dans la baignoire. - Puis on raconte comment le chanteur Freddy attire l’attention d’un célèbre compositeur de music-hall dans un concert à la Reeperbahn, le quartier  mal famé de Hambourg. Ces gloires populaires d’une époque aujourd’hui révolue continuent ensuite de rendre visite, en compagnie de certains fantômes du passé dont le brigand Heigl, à Joseph et Katharina. - Le chapitre 22 consigne la rencontre entre le narrateur et son grand-père. Un étrange transfert a lieu, qui autorise l’enfant à raconter cette histoire de famille sans s’ériger en juge, par exemple sur les crimes de guerre commis par Joseph. Le dernier chapitre, consacré à l’enterrement du grand-père, se fait en présence des nombreux morts, dont de toute évidence le narrateur lui-même, qui ont jalonné cette histoire et ne peuvent être présents que si un vivant se souvient d’eux. Ainsi, le garçon russe tué par Joseph n’est pas là, car personne n’en a appelé à sa mémoire. – La fin de ce roman est très poétique, pleine d’une philosophie à coloration existentialiste et d’une sorte de surréalisme métaphysique.

 

Ce livre a en tout cas le mérite de donner une autre image de l'Allemagne et des Allemands que celle qui est habituellement colportée en France. C’est pour cette raison qu’il bousculera nécessairement les habitudes du lecteur français et ne sera peut-être pas promis à un succès. Mais la question doit rester ouverte, si tant est qu’un succès littéraire se construit quelquefois en bousculant nos habitudes de pensée et de lecture. – Les références « culturelles », comme les chanteurs populaires Freddy Quinn ou Rudolf Schock, peuvent également s’opposer à une bonne réception de ce récit déroutant en France. Mais on peut faire valoir que la traduction de romans d’autres pays a pour but de présenter au lecteur français d’autres univers que le sien propre. -  Enfin, la façon quelquefois anecdotique de présenter la guerre et les crimes commis, ses non-dits et culpabilités, sort véritablement de l’ordinaire. Elle peut choquer par moments, car la perspective est celle de gens que l’on appelle dédaigneusement des « gens simples », quand l’auteur les montre justement dans leur éminente complexité. De ce point de vue en tout cas, le livre vaut la peine d’être lu et traduit, même si son succès commercial n’est pas garanti en France.

 

SK