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Olaf Müller

Tintenpalast

 

L’auteur du roman Tintenpalast - Palais d’encre - paru au Berlin-Verlag (2000) est né à Leipzig en 1962, sur le territoire de l’ancienne RDA. Ce texte d’une subtilité peu commune pour la littérature contemporaine d’expression allemande intègre plusieurs niveaux de narration sans que cela puisse sembler lourd ou gênant car la fluidité du passage romanesque entre différentes perspectives, lieux, époques donne au lecteur cette sensation rare de pénétrer dans une histoire par plusieurs angles, à l’image d’une observation différenciée de la vie réelle. Cependant l’élément onirique ou poétique (au sens d’un déplacement fondamental) reste présent, en particulier dans le journal que tient le personnage principal, Henry Magdaleni, intitulé Tintenpalast et couvrant la période de 1978 à 1992 - les scènes africaines, point d’actualité narratif, allant de l’automne 1992 aux premiers jours de 1993. L’an 1989, historique pour l’Allemagne réunifiée, tient une place de choix, sans que l’événement de la chute du mur soit directement décrit. Après une vie, qui demeurera floue, sous le régime dictatorial de la Stasi, la police de l’Est, Henry Magdaleni profite de cette chute du régime pour s’enfuir en Afrique du Sud-Ouest, la Namibie actuelle, ancienne colonie allemande (de 1884 à 1915). Un second personnage, Simon Sanges, également originaire de l’Est, où il rencontre Magdaleni, - qu’il prendra d’abord pour un fou puis pour un mouchard, - à Berlin vers 1984, dans les conditions de la surveillance policière, va ensuite poursuivre celui-ci en Namibie au cours de l’automne 1992 pour lui remettre la mystérieuse enveloppe d’une vieille dame. Cette situation basique va donner lieu au récit des divers niveaux d’interaction des perspectives, lieux, époques : l’auteur effectue des sauts dans le temps, en 1989 d’abord, dans les mois qui précèdent la chute, où Simon Sanges est prié avec insistance par un fonctionnaire de reprendre une activité professionnelle, puis plus loin dans le passé, le récit alternant entre les perspectives d’Henry et de Simon qui dans son vain combat contre la bureaucratie est-allemande en 1989 rencontre une certaine Vera, dont le lecteur suivra également la version de sa liaison avec Simon. Quant à Henry, il était, en 1978, à dix-sept ans, - l’âge de l’auteur à cette époque, - l’amant des deux sœurs Rotuma, plus âgées que lui, sous l’œil sévère et paradoxalement permissif du père, un ancien "dieu de la pompe à vélo", - comme ne cesse de l’appeler Henry dans son journal, - un bourgeois donc qui dut accepter la dure loi de la collectivisation est-allemande, ce qui ne l’aura pas empêché de garder une position sociale élevée et de continuer ses affaires de façon occulte; puis le lecteur est à nouveau transporté en Namibie, où règnent le désert, la soif, l’amour vénal, le cynisme de quelques fermiers d’origine allemande rencontrés au cours de l’errance des deux personnages-clé, - Henry et Simon, - qui contraste avec le mysticisme des Nama, appelés "Cafres" par les Européens, un nom - en allemand du moins - à nette consonnance raciste.

 

Le lecteur aura compris que deux univers s’affrontent ici: d'une part, le régime basé sur la paranoïa réelle (aux résonnances imaginaires) des citoyens, qui était en vigueur de 1949 à 1989 sur le territoire est-allemand, - en succédant d’ailleurs sans transition à douze ans d’hitlerisme, - et d’autre part ce dont nous circonscrivons pudiquement la misère infinie avec le terme de "Tiers-Monde", un affrontement qui subit une série de traitements "existentiels" différents: celui finalement assez suicidaire de Simon Sanges qui cherche à se procurer une arme en pensant qu’il pourrait ou devrait en finir, d’abord avec lui-même puis avec Henry qu’il veut abattre; celui d’apparence délirante de l’auteur du Tintenpalast dont les notes sont disséminés en italiques à travers tout le roman, comportant parfois des mots, des bouts de phrases, puis des paragraphes entiers biffés, ce qui donne au lecteur un sentiment supplémentaire d’être initié à tous les détails - même ceux qui semblent "indicibles" ou "insignifiants" - de l’histoire; mais il devient vite évident pour le lecteur, qu’il aurait tort de se contenter d’une approche binaire, purement conflictuelle: ce n’est là qu’un paravent qui suggère une scission grossière du monde en deux camps, - quels qu’ils soient, - quand le véritable drame de l’existence se joue ici comme ailleurs dans la mise en œuvre de l’axiome du "tiers exclu".

 

Le style de ce roman écrit au présent montre une grande maîtrise des univers linguistiques, philosophiques, politiques, et l’auteur sait sans aucun doute raconter, tenir en haleine, passionner, avec des importations de la vie réelle, comme elle se présentait à l’Est pour des gens non conformes et non conformistes, comme elle se présente en Afrique pour des Blancs désorientés, en rupture ou en quête d’un sens, peut-être seulement d’un "point final" de leur vie. L’ambiance générale de la persécution trouve ici une résolution dans la métaphore de la "poursuite" et bien sûr de la "recherche". Si celles-ci peuvent paraître impossibles, "délirantes", "suicidaires", ce n’est là qu’un effet "cassant" d’une aliénation indéniable des esprits par les régimes autoritaires, fondés sur la peur.

 

Ce roman, dans une traduction appropriée, pourrait intéresser le public français passionné par la littérature plus que par une "histoire", qui se résume ici à une errance dont le dénouement est semblable au tarissement d’un fleuve dans les sables éternels du désert dont déjà Nietzsche a constaté qu’il ne cessait de grandir. Simon, après deux semaines passées avec Maria, une prostituée africaine, durant lesquelles il s’est procuré une AK 47, une arme redoutable, chez le tenancier irlandais McCullock, dérobe d’abord le journal d’Henry dans son logement à Swakopmund sur la côte atlantique, Henry dont le lecteur devine à présent la fonction d’agent double ou en tout cas "trouble" et éminemment manipulateur; ensuite les deux protagonistes sont réunis dans le désert du Namib pour un face à face plutôt haletant sous l’œil d’un cyclone, Simon menaçant Henry de sa mitraillette, jusqu’à ce que la tempête vienne les séparer probablement à jamais; d’autres histoires viennent ensuite ouvrir de nouvelles perspectives; la fin, où le fameux journal échappe des mains d’Henry, qui avait réussi à le récupérer, peut apparaître un brin frustrante pour certains, car seule l’imagination du lecteur pourra à présent venir combler, éventuellement, le sens de ce duel absurde entre deux produits des systèmes est-allemand et post-colonial. Mais une fois cette frustration surmontée, les situations continuent de résonner dans notre esprit, comme s’il restait toujours quelque chose à comprendre sur la vie, telle une petite sensation d’infini...

 

Site de l’éditeur:
  
http://www.berlinverlag.de