SKARLET : “Médialectiques” (7)

"Pirates"
dimanche 20 février 2005
L’émission
déjà citée "Arrêt sur images" a consacré aujourd’hui une
bonne partie de son temps d’antenne au débat (déjà évoqué) entre les
distributeurs et "producteurs" de musique (soutenus par leurs artistes
sous contrat) et les "pirates" qui, nous menace-t-on, risquent
jusqu’à 300.000 euros d’amende et trois ans d’emprisonnement en France. Sur le
plateau, l’inévitable Pascal Nègre de chez Universal a été remplacé par le
chef d’une "petite" maison de disques, Vincent Frèrebeau ("Tôt
ou Tard"); les internautes risquant des poursuites ont été
représentés par le juvénile juriste Jean-Baptiste Soufron,
et le très atypique animateur Ariel Wizman est venu compléter le
"tableau". Heureusement car le producteur et l’avocat n’avaient pas
grand-chose à dire : l’un venait défendre, plutôt sympathiquement, son commerce
avec l’argument clé en main utilisé un peu partout selon lequel le piratage allait tuer la
musique (qui est pourtant l’une des plus anciennes activités humaines); l’autre n’avait pas d’argumentaire du tout, sa présence s’expliquant
surtout par la "visibilité" qu’il se promettait de ce "passage
à l’antenne" comme avocat potentiel de tous ces "individus" menacés
de descentes de police, de perquisitions traumatisantes, de gardes à vue
insupportables, voire même de la perte de leurs positions sociales. L’une des
chroniqueuses de l’émission, la très vive Maja Neskovic, a rendu compte de
certains revirements télévisuels: d’abord l’image des
"pirates", passant de celle de jeunes loups peu fréquentables,
floutés, bordéliques, à celle, plus familiale, de jeunes filles rangées et de
couples candides qui, incompréhensifs, se retrouvent face à l’ardeur
judiciaire;
puis les spots publicitaires des "fournisseurs d’accès haut débit"
qui commencent par vanter la possibilité de télécharger "toute la
musique que j’aime" avec tout en bas de l’écran et quasi impossibles à
déchiffrer des déroulants sur un cadre légal à respecter, pour
s’assagir ensuite en montrant un univers entièrement "musicalisé"
dont l’habitant est censé ignorer la genèse (par aspiration gratuite ou
payante); enfin le changement d’attitude de l’inéluctable Pascal
Nègre, prédisant dans un premier temps aux pirates
qu’ils auraient, comme tous les malfrats, des "problèmes avec les
flics" pour retrouver le sourire après l’engagement des premières
poursuites pénales et insister sur les "plates-formes" légales de
téléchargement dont le nombre allait passer de dix à vingt jusqu’à la fin de
l’année.
Ariel Wizman, désormais solidaire avec les
pirates, rappela alors le sentiment de révolte à
l’origine du Rock, qui s’accommodera toujours mal avec une quelconque attitude
répressive; à quoi il faudrait ajouter un certain dégoût pour un
système marchand qui, de façon arbitraire, est parvenu à
substituer, par exemple, le CD au vinyle, comme Wizman et Frèrebeau le constatent de concert.
Mais, surtout, il ne faut pas oublier qu’au passage les droits sur les oeuvres ont été encaissés
une deuxième fois; en effet, si l’on excepte les "nouveautés", les droits sur la plupart des oeuvres ont été payés et
repayés, et c’est là l’argument le plus percutant pour les déclarer libres
(on pense par exemple aux Beatles et aux Doors, à Frank Zappa, Pink Floyd, Santana, Grateful Dead, Jefferson Airplane,
King Crimson et tant d’autres créateurs géniaux des années
1970).
L’histoire des supports d’enregistrement serait quant à elle
un véritable
sujet de roman : magnétophones à bandes d’abord (première génération :
rudimentaires, mono; seconde génération: stéréo, et de plus en plus
sophistiqués, avec la possibilité de re-recording, les chambres à écho etc);
puis les "mini"-cassettes aux supports vierges et surtout "préenregistrés",
supplantées ensuite par l’éphémère système numérique de Philips ("DCC") qui lisait également les cassettes analogiques, puis
très vite par les enregistreurs exclusivement numériques, "DAT" et
"Minidisc",
enfin par les lecteurs enregistreurs MP3 et les graveurs CD. Toutes ces
"mutations" se sont effectuées en moins de quarante ans. Et elles ne
s’arrêteront certainement pas en si bon chemin. - Pour les supports de lecture, il y avait
également ces espèces de cartouches préenregistrées "8-tracks" utilisées
surtout en voiture, qui n’auront pas fait long feu. Et pour son système DCC, Philips a également
voulu lancer des cassettes préenregistrées, une idée sans lendemain. - A ses débuts, le CD "numérique" nous était
vendu comme une "révolution technologique" (une expression qui,
décidément, "ne mange pas de pain"). Il fallait en effet des arguments solides (qui se sont révélés
plutôt inconsistants par la suite) pour que les fans rangent leur magnifiques
collections de vinyles au grenier et les rachètent en CD pour des sommes
exorbitantes.
Aujourd’hui pourtant, Wizman, Frèrebeau et des millions d’autres mélomanes
regrettent le "microsillon", le son analogique, plus
"chaud", et les "mixages originaux". Or, malgré la mode relancée par
la scène techno, il est de plus en plus difficile de trouver des platines et
surtout des
saphirs neufs pour sonoriser les caves à vinyles. - Quant à moi, je regrette
surtout le magnétophone à bandes pour ses
possibilités créatives. Mais là, le problème est identique. On peut encore
acheter des bandes par ci par là (j’en avais même trouvé un stock dans la rue, au pied d’un
arbre), mais les magnétos deviennent introuvables, si l’on excepte des engins
comme les Revox, plutôt inabordables. - On peut dire la même chose pour
l’enregistrement de l’image : double-8, puis cassettes Super-8 (moins bonnes à cause de
l’absence de presse-film), bandes vidéo (que l’on pouvait encore couper),
cassettes VHS (matériel encombrant), cassettes analogiques miniaturisées,
cassettes numériques, enregistreurs DVD; du coup, on peut trouver aujourd’hui une
magnifique caméra Super-8 Beaulieu avec un zoom Angénieux pour
une somme dérisoire, mais pratiquement plus de pellicule; quant aux oeuvres cinématographiques,
elles ont été
successivement vendues et revendues sur trois supports "préenregistrés" différents depuis une vingtaine
d’années : la cassette VHS, l’éphémère "Laserdisc", l’actuel DVD, et on parle déjà d’un nouveau
format stocké sur disque dur. - Pour ce qui est de l’enregistrement
audio-visuel, l’amateur éclairé d’aujourd’hui peut, à condition bien sûr d’y
"mettre le prix", s’équiper d’un matériel qui lui permet
virtuellement de faire un travail de qualité
"professionnelle", mais en vérité, pour l’image, si on fait l’économie du coût
naguère élevé de la pellicule, il faudrait au moins une caméra à
optiques interchangeables et du matériel de montage sophistiqué qui restent
très chers; quant au travail du son, le "studio numérique" et les micros
performants restent toujours hors de portée pour la plupart. - De toute
façon, il est trivial de dire que la "révolution technologique"
actuelle sera bientôt "obsolète" à son tour, laissant derrière
elle des tonnes et des tonnes de matériel inutilisable; ainsi, et depuis
longtemps maintenant, ce n’est plus la demande qui fait l’offre, mais l’offre qui
manipule la demande à coups d’arguments de commerciaux:
c’est là le background de l’industrie de la musique (et de l’image) qui ne
cesse pourtant de se plaindre d’une manière particulièrement obscène et hypocrite,
quand elle nous joue la même chanson depuis des lustres sans oublier de nous facturer
à chaque fois les
"droits" et de nous obliger sans cesse à mettre au rebut d’excellentes
machines (tout comme les supports qu’elles
seules permettaient de lire). - Dès lors, quoi de plus naturel qu’une révolte de la
"piraterie" contre tant
d’abus, y compris sur les oeuvres elles-mêmes, mixées et "remixées"
sans cesse, dont les droits "d’auteur" (mais surtout de production et
de distribution), depuis qu’elles circulent dans les tuyaux du système, ont été
payés et repayés et repayés encore...?
Si elle n’a pas pu évoquer tout ça, l’émission "Arrêt sur images" a
cependant montré la remise, par l’incontournable
Pascal Nègre, du trophée de la Star Academy au vainqueur de cette
année, assorti comme il se doit d’un contrat chez Universal. Ce
qui m’a fait penser à cette "information municipale", dont j’ai eu
connaissance par hasard : elle concerne une petite bourgade de 6000 habitants
qui, l’été passé, a accueilli comme des dizaines d’autres la "tournée" de cette même Star
Academy. Voilà comment les choses se passent: en garantissant un emprunt
fait par une association "à vocation culturelle" proche de la
municipalité, la commune doit de facto acheter le spectacle d’avance, c’est-à-dire payer les 254.900 euros demandés par la
production ("GLEM"/TF1), et se débrouiller ensuite pour vendre les places
afin de rentrer dans ses frais. C’est un véritable piège, car dans ce cas
précis il aurait fallu vendre
7200 places à 35 euros l’unité. Difficile dans une ville de 6000 habitants.
D’ailleurs, il ne
s’en est pas vendu plus de 3200. Ce qui donne un déficit de plus de 142.000
euros. Ce procédé ressemble à une arnaque de bas étage, strictement légale pourtant,
où la production se défausse de tous les risques de son métier, et dont personne ne parle jamais, sauf
peut-être les citoyens floués des municipalités concernées, amenées à
éponger les bides prévisibles de quelques dilettantes dopés par leur
quart d’heure de célébrité et coachés puis jetés par une
"organisation" sans états d’âme mais avec une armada de conseillers juridiques. Alors, la moindre des
choses serait un peu de modération de la part de l’inexpugnable Pascal Nègre
quand il prend ce ton de petit caïd de banlieue pour lancer ses attaques contre les amateurs de musique, surtout s’ils
viennent de payer leurs impôts locaux et fonciers.

NouvelObs N°2100

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