SKARLET : “Médialectiques” (9)
Otages
mercredi 2 mars 2005
Il
est difficile de mettre en mots ce sentiment de malaise que l’on peut éprouver
face au sort de la journaliste Florence Aubenas (Libération), otage en Irak depuis 56 jours, dont une vidéo
de captivité est parvenue hier aux médias français, qui d’un commun accord ont refusé de
la montrer au public*; or l’image statique d’une détresse certainement immense, extraite
de cette même vidéo, a tout de
même fait la Une de tous les journaux ce matin, comme elle a été diffusée sur
toutes les antennes dès hier soir, contrastant singulièrement avec la photo
placardée sur l’Hôtel de Ville à Paris et avec les images
familiales où une jeune femme drôle et vivante sourit à la caméra pour
illustrer, voici quelques jours, l’interview de son
amie, l’écrivain Marie Dépléchin.
Ce n’est pas tant cette valse hésitation du "je
montre, je montre pas, je montre quand même" qui crée le malaise, ou
même l’effet "avant/après" obtenu en juxtaposant la photo
sympathique que les médias diffusent quotidiennement depuis janvier et le
portrait fantomatique qui envahit nos écrans depuis hier; ce serait plutôt une
sorte de boucle monstrueuse qui se profile là, un peu comme si les médias
dévoraient leurs propres enfants pour se nourrir. - Cela commence par le
battage fait à chaque fois qu’un journaliste est pris en otage, quand on sait
pertinemment que les ravisseurs sont friands de cette publicité-là, notamment
pour faire monter les enchères; alors, la moindre des choses serait un peu de
discrétion pour permettre aux "services compétents" de travailler
car, bizarrement, les journalistes se défaussent ici sur l’État, la diplomatie
et les services de renseignement quand leur métier et leur éthique exigeraient
que, malgré les dangers, on dépêche des collègues sur place pour tenter de
repérer la malheureuse; or, dans ce cas précis, la discrétion, la subtilité
ou l’investigation ne semblent pas être les points forts de nos directeurs de
l’information: la seule chose qui leur vienne à l’esprit dans l’impuissance où
ils sont placés, c’est de mobiliser leur colossale machine médiatique pour
braquer leurs projecteurs sur "l’événement", en oubliant que toute
cette lumière crée nécessairement des zones d’ombres et le black out
dont les ravisseurs ne peuvent que se réjouir. - Ensuite, il faut bien dire que, depuis le
début et comme dans tous les autres cas du genre, on assiste à un exercice
terriblement narcissique et très très gênant: cette pauvre femme a été la
victime du devoir d’information, dont les journalistes ne cessent de nous rebattre les oreilles,
parfois pour légitimer les pires insanités; or, après le rapt de
Christian Cheynot et Georges Malbrunot, il était suicidaire de laisser un
reporter occidental évoluer librement en Irak; d’ailleurs les consignes
officielles allaient dans le sens d’une évacuation totale; le sort de Florence
Aubenas est donc d’abord la conséquence d’une faute professionnelle grave que
l’on passe volontiers sous silence; ceci dit, elle connaissait les risques de
son métier, et personne ne l’a forcée à rester en Irak, mais surtout: ce
n’est pas elle qui se plaint même si, harcelée et terrifiée, elle supplie que
l’on œuvre à sa libération, ce qui est tout naturel; non, ce sont les autres:
les éternels proches, intimes, collègues, professionnels de l’amitié qui s’épanchent
en commentaires, en remplissages avec pour effet escompté d’attirer l’attention
sur leur propre personne, leurs discours rodés, leurs prestations éminemment
humanitaires. - Par ailleurs, le black out généré par les spotlights
frappe invariablement toutes les autres victimes, anonymes oubliés dans les
geôles depuis des lustres, bombardés, explosés, manipulés. Oui, ce black
out frappe l’Irak tout entier, le chaos qui gouverne cette ancienne terre de
culture, les attentats meurtriers,
les lavages de cerveaux, les profiteurs de guerre. Mais dans nos contrées, une
fois encore, il faut tout ramener à la sphère privée, personnaliser à
outrance pour fédérer un auditoire qui s’ennuie, pour "créer
l’émotion": car, bien sûr, comment ne pas adhérer au mouvement de
solidarité pour la libération de Florence Aubenas? comment ne pas être
content de la retrouver, très vite, sur les plateaux de télévision pour
présenter avec un sourire espiègle son "dernier livre" avec un
chouette happy end?
*Je constate que le
"Grand Journal" de Canal+ n’a pas suivi la consigne générale
en montrant la vidéo, rediffusée ce dimanche 6 mars dans le
"zapping" sur cette même chaîne.
"Conjoncture"
jeudi 3 mars 2005
Hier
soir, un chiffre terrifiant est tombé: entre la poire et le fromage, on apprend
que l’endettement global de la France dépasse les mille milliards
(1.000.000.000.000) d’euros: "1.065,7 milliards, indique l’Insee, qui
rappelle que cette dette s’est élevée à 840,8 milliards en 2001, 901,4
milliards en 2002 et 995,6 milliards en 2003", comme le précise
l’agence Reuters;
ainsi, une dette publique d’environ 17.000 euros (110.000 francs) pèse sur chaque
habitant du pays, quelque soit d’ailleurs son âge. Pire: l’État
français a dû dépenser environ 75% de ses recettes fiscales pour s’acquitter,
en 2004, des 47,2 milliards d’euros d’intérêts générés par ce débit
colossal (contre 45,9 milliards d’euros en 2003 et 46,2 milliards en 2002). Dans
un pays où toutes les banques ont été dénationalisées. Repris
par les télévisions un peu en passant, ces chiffres tombent comme par hasard quelques jours
après la démission d’Hervé Gaymard et son remplacement par Thierry Breton, le
PDG de France-Télécom,
au poste de ministre de l’Économie et des Finances. Après une misérable
affaire de logement de fonction, dont la presse n’a pas manqué de faire ses choux gras
quand les chiffres mentionnés passent pour ainsi dire à l’as. Bien sûr,
on ne peut que se perdre en conjectures sur le lien possible entre le bilan
français et l’affaire Gaymard. Mais voici quelques mois, lorsque Nicolas
Sarkozy a quitté Bercy pour prendre la tête de l’UMP, ce qui avait d’ailleurs
beaucoup fait jaser, Thierry Breton fut déjà pressenti pour lui succéder. Or
il avait refusé la place, dit-on. De même, on doit supposer que les chiffres
mentionnés étaient connus à Bercy avant de faire l’objet d’une dépêche de
Reuters reprenant le communiqué de l’INSEE. Aurait-on alors anticipé une
réaction intempestive dans un pays familier des "grognes" les plus
diverses face à ce bilan désastreux et terriblement handicapant pour le futur
en lui jetant Hervé Gaymard en pâture? Et en lui proposant un nouvel
"homme providentiel" en la personne de Thierry Breton, présenté
comme le redresseur de "l’entreprise la plus endettée du monde" (France-Télécom)?
Oui, des conjectures sur la conjoncture !
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