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Joe Manassé
La poursuite de la violence
(Batignolles, samedi 22 novembre 2003, 
Chantal Piekolek in memoriam)

Il est 19h30, ce mercredi 19 novembre, lorsque la marchande de chaussures du coin de l’avenue est sauvagement assassinée, tandis que sa petite fille de 10 ans et une camarade du même âge sont prostrées dans la pièce attenante. Elles ne voient rien, entendent tout. La marchande de chaussures est touchée une dizaine de fois par la lame de l’homme qui vient de pénétrer dans sa boutique pour prendre la recette que, semble-t-il, elle lui refuse. Crie-t-elle? Se défend-elle jusqu’à son dernier souffle? D’où vient cette horrible violence? L’homme s’énerve-t-il? Son "discernement" est-il "aboli"? Tant de questions. Tant d’autres, indicibles, quand dans ce quartier des Batignolles, que je connais depuis une vingtaine d’années maintenant, quand au bout de la rue la mort frappe d’une façon aussi vilaine, aussi imprévisible, alors que tout semblait calme, l’instant précédant. Oui, les gens marchaient tranquillement, en sortant du travail, en flânant un peu, en faisant leurs courses. La marchande rangeait les chaussures qu’elle exposait sur le trottoir de l’avenue. De belles chaussures. Je m’arrêtais souvent. Je me souviens même y avoir acheté une paire. J’aime bien marcher. Et j’ai besoin de chaussures de bonne facture pour arpenter les trottoirs de la plus belle ville du monde...

Je regarde la photo du suspect diffusée par la Police Judiciaire. Oui, cet homme est présumé innocent. Mais il y a aussi des chances pour qu’il ait commis un tel acte barbare, apparemment motivé par le seul appât du gain. Apparemment. On ne le sait pas, ça. Bien sûr, la Police Judiciaire ne diffuse pas les photos des suspects à la bonne franquette. Il y a des "indices concordants" qui motivent cet appel à témoins. Je regarde la photo. Bien sûr, elle n’a pas été prise aux studios Harcourt. Elle a sans doute été prise à l’occasion d’un crime ou d’un délit précédent. Oui, cet homme a déjà commis une tentative de meurtre. Il n’aime pas la vie. Il doit la détruire. On ne sait pas pourquoi. Mais on s’évertue à trouver des explications. On trouve toujours des explications. On trouve toujours des motifs plausibles pour les actes les plus barbares. L’appât du gain, par exemple. Est-ce le cas ici? - Les enquêteurs sont chargés de tirer cette affaire au clair. Non seulement de retrouver l’homme, mais aussi d’évaluer son acte. Et nous ne sommes pas dans un roman ou un film policier. Nous sommes en pleine réalité, confuse et inextricable...

Le lendemain du crime, je passe devant la boutique. Le lieu du drame est isolé des passants, qui s’attroupent de l’autre côté de la rue, par des policiers en tenue. A l’intérieur du magasin, les enquêteurs recherchent le moindre indice, reconstituent cet instant terrible, tandis que la petite fille et sa camarade bénéficient d’un "suivi psychiatrique". Elles porteront cet instant toute leur vie. Il reviendra dans leurs rêves. Et lorsqu’elles seront en âge de comprendre les tenants et les aboutissants réels d’un tel instant, elles chercheront à le reconstituer, si elles en ont encore la force. En attendant, les cris de la victime viendront hanter leurs rêves et la violence s’inscrira dans leur cerveau comme une trace sournoise qui ne les lâchera pas, tant que la lumière n’aura pas été faite. Leur lumière à elles...

Ce matin, il y avait des fleurs devant le magasin. D’abord je n’en avais vu qu’une seule, puis une bonne dizaine s’y sont ajoutées. Des gens se sont arrêtés pour discuter et sans doute pour évoquer la mémoire de la défunte. Il y aura un enterrement. On s’y retrouvera. On s’y recueillera. Paix à elle...

Comment extirper la violence du monde, la haine, la guerre? Comment? Pourquoi, si tant est qu’elle soit "naturelle", la violence a-t-elle pris des proportions aussi gigantesques sur notre planète, ailleurs plus encore qu’ici? Pourquoi nos "instincts" sont-ils devenus aussi incontrôlables? N’est-ce pas le rôle d’une "culture", d’une "civilisation" de limiter les dégâts de ce côté obscur, profondément, ancestralement barbare...?

Nous avons trop tendance à personnaliser ce problème-là : pour la plupart d’entre nous, la faute incombe à l’individu violent, jugé en majeure partie responsable de ses actes. Or on ne pose pas la question de la genèse de la violence, de l’environnement violent dans lequel nous sommes tenus d’exister, certains plus que d’autres. D’aucuns parlent d’une faute originaire, d’autres d’un "chromosome défectueux". Tout cela ne me satisfait pas. Je n’ai pas d’explication à donner ici, mais toutes ces certitudes m’exaspèrent. Une femme est morte. Et on se demande vraiment pourquoi...!

même jour, 6:00

Je suis sorti. J’ai vu que des dizaines d’autres fleurs se sont ajoutées aux précédentes. Roses rouge écarlate. Et les petites flammes des bougies vacillaient dans la nuit. Les affiches disaient qu’une marche silencieuse était prévue aujourd’hui à 14 heures. Et que mercredi prochain, les commerçants des Batignolles, solidaires, fermeraient boutique entre 10 et 11. - Je suis allé prendre un café chez Nounours, Place Clichy, Dark Side of the Moon dans les oreilles, et j’ai écrit quelques lignes avant de ressortir pour voir les premiers usagers des transports en commun s’engouffrer dans la bouche du Métropolitain. Plus loin, deux policiers en tenue mettaient des papillons à deux grosses berlines garées sur le Boulevard. Deux jeunes types. Je leur ai brièvement adressé la parole, disant que je suivais l’affaire du 111, avenue de Clichy, précisant, même si besoin n’était pas, que je n’étais pas un collègue mais un "écrivain de roman". Ils m’auraient presque pris au sérieux, même quand je leur ai dit que ma prose n’était toujours pas publiée. Mais, après tout, elle l’est. Ici. - Enfin, j’ai pris un pain au chocolat chez le boulanger. Il était chaud et savoureux. Et je suis rentré par la rue de Lévis. Tandis que les bouchers déchargeaient leur barbaque, une pluie fine s’est mise à tomber. Après le tonnerre et la foudre. Comme une petite accalmie...


vitrine de Chantal Piekolek

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