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RAINER MARIA RILKE
 

Les notes de Malte Laurids Brigge

(traduction : stefan kaempfer)

Lien sur le texte original : Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge

 


 

11 septembre, rue Toullier

C’est donc ici que les gens viennent pour vivre ; je dirais plutôt que l’on se meurt ici. Je suis sorti. J’ai vu : des hôpitaux. J’ai vu un homme chanceler et tomber. Les gens se sont rassemblés autour de lui, ce qui m’évita la suite. J’ai vu une femme enceinte. Elle s’avançait lourdement le long d’un mur haut, chaud, qu’elle tâtait parfois pour se persuader qu’il était encore là. Oui, il était encore là. Et derrière ? Je consultai mon plan : maison d’accouchement. Bon. On va la délivrer, – ça, on sait faire. Plus loin, rue Saint-Jacques, un grand bâtiment avec une coupole. Le plan indiquait : Val-de-Grâce, hôpital militaire. Je n’avais pas vraiment à le savoir, mais ce n’est pas grave. La ruelle commençait à sentir de tous les côtés. Cela sentait, pour autant que l’on pût distinguer, l’iode, la graisse de pommes frites, l’angoisse. L’été, toutes les villes sentent. Puis j’ai vu une maison prise d’une étrange cataracte ; elle ne se trouvait pas sur le plan, mais les lettres étaient encore visibles au-dessus de la porte : asile de nuit. À côté de l’entrée, on avait noté les prix. Je les ai lus. Ce n’était pas cher.

Quoi d’autre ? un enfant dans un landau à l’arrêt : il était gros, verdâtre, et il avait un eczéma prononcé sur le front, qui était sans doute en voie de guérison et ne faisait pas mal. L’enfant dormait, la bouche ouverte, respirait l’iode, les pommes frites, l’angoisse. C’était comme ça. L’essentiel, c’était de vivre. C’était l’essentiel.

Et je n’arrive pas à m’empêcher de dormir la fenêtre ouverte. En carillonnant, des trains électriques traversent ma chambre à toute allure. Des automobiles me passent dessus. Une porte claque. Quelque part, une vitre se fracasse ; j’entends les grands éclats de verre rire, les petites glousser. Puis soudain un bruit sourd, enfermé, de l’autre côté, de l’intérieur de la maison. Quelqu’un monte l’escalier. Approche, approche sans cesse. Arrive, arrive longtemps, passe. Et à nouveau la rue. Une fille hurle : Ah tais-toi, je ne veux plus. Le tramway accourt frénétiquement, passe dessus, passe par-dessus tout. Quelqu’un appelle. Des gens marchent, se dépassent. Un chien aboie. Quel soulagement : un chien. Au matin, il y a même un coq qui chante, et c’est là un bienfait sans bornes. Alors, subitement, je m’endors.

Tels sont les bruits. Mais il y a quelque chose ici, qui est plus effroyable encore : le silence. Je crois que lors des grands incendies, un instant d’extrême tension fait parfois irruption, les jets d’eau retombent, les pompiers ne grimpent plus, personne ne bouge. En haut, une charpente noire s’écarte sans bruit, et un grand mur, derrière lequel le feu jaillit, bascule sans bruit. Tout le monde est debout et attend le coup terrible, les épaules relevées, les visages serrés sur les yeux. Tel est le silence, ici.

J’apprends à voir. Je ne sais à quoi cela tient, tout me pénètre plus profondément et ne s’arrête plus là où cela finissait auparavant. Je possède une intériorité dont je ne savais rien. À présent, c’est là que tout s’en va. Je ne sais pas ce qui s’y passe.

J’ai écrit une lettre aujourd’hui ; à cette occasion, j’ai remarqué que je ne suis ici que depuis trois semaines.  Ailleurs, à la campagne par exemple, trois semaines pouvaient être comme un seul jour ; ici, ce sont des années. Et je ne veux plus écrire de lettres. À quoi bon dire à quelqu’un que je change ? Si je change, je ne reste donc pas celui que j’ai été, et si je suis un autre qu’avant, il est évident que je n’ai plus de relations. Et il m’est impossible d’écrire à des étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas.

L’ai-je déjà dit ? J’apprends à voir – oui, je commence. Ça ne marche pas encore bien. Mais je compte bien mettre mon temps à profit.

Et je n’ai, par exemple, jamais pris conscience du nombre de visages qui existent. Il y a un grand nombre de gens, mais bien plus de visages encore, car chacun en possède plusieurs. Voilà des gens qui portent un visage des années durant ; il s’use bien sûr, il se salit, il se brise au creux des rides, il s’élargit comme un gant que l’on a porté au cours d’un voyage. Ce sont des gens simples, économes ; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il fait l’affaire, assurent-ils, et qui peut leur prouver le contraire ? Comme ils ont plusieurs visages, la question se pose cependant : que font-ils des autres ? Ils les conservent. Leurs enfants doivent les porter. Mais il arrive également que leurs chiens sortent avec eux. Et pourquoi pas ? Un visage est un visage.

D’autres gens enfilent leurs visages incroyablement vite, l’un après l’autre, et ils les usent. D’abord, il leur semble qu’ils les possèdent pour toujours, mais ils ont à peine quarante ans qu’ils en sont déjà au dernier. Bien entendu, cela ne va pas sans un certain tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager les visages ; le dernier est cuit en huit jours, il a des trous ; en de nombreux endroits, il est fin comme du papier, et peu à peu le support se révèle, le non-visage, et ils se promènent avec ça.

Mais la femme, la femme : elle était toute recroquevillée sur elle-même, penchée en avant, sur ses mains. C’était au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs. Je me mis à marcher lentement dès que je l’aperçus. Quand de pauvres gens réfléchissent, il ne faut pas les déranger. Peut-être cela finit-il par leur revenir.

La rue était trop vide ; son vide s’ennuyait, me retira le bruit des pas sous les pieds et claqua avec lui, là-bas et puis ici, à la manière de sabots. La femme eut une frayeur et décolla d’elle-même, trop vite, trop fort, de sorte que le visage demeurait dans ses deux mains. Je pouvais voir la forme creuse y reposer. Cela me coûta un effort indescriptible de rester auprès de ces mains et de ne pas voir ce qui s’en était détaché. Je fus terrifié à l’idée de voir un visage de l’intérieur, mais j’avais une plus grande peur encore de cette tête vide, de cette plaie sans visage.

J’ai peur. Il faut faire quelque chose contre la peur quand elle vous tient. Ce serait très moche de tomber malade ici, et si quelqu’un avait l’idée de me transporter à l’Hôtel-Dieu, j’y mourrais certainement. Cet Hôtel est un hôtel agréable, très fréquenté. On peut à peine contempler la façade de la cathédrale de Paris sans risquer d’être écrasé par l’une des nombreuses voitures qui ont pour mission de s’y rendre aussi vite que possible en passant par le parvis. Ce sont de petits omnibus qui ne cessent de carillonner, et même le duc de Sagan serait forcé de faire arrêter son attelage, si un petit mourant s’était mis en tête de visiter l’hôtel de Dieu. Les mourants sont têtus, et tout Paris bouchonne, quand madame Legrand, brocanteuse à la rue des Martyrs, est conduite à un certain endroit de la Cité. Il faut remarquer que ces satanées petites voitures possèdent des vitres teintées très suggestives, derrière lesquelles on peut se figurer les agonies les plus formidables ; l’imagination d’une concierge y suffirait. Si l’on en a davantage et qu’on la laisse vagabonder dans d’autres directions, il n’y a plus de limites aux conjectures. Mais j’ai également vu arriver des carrosses ouverts, des carrosses payants avec la capote repliée, qui appliquaient la taxe habituelle : deux francs, l’heure de la mort.

Cet excellent Hôtel est très ancien ; dès l’époque du roi Clovis, on y mourait dans plusieurs lits. Aujourd’hui, on meurt dans 559 lits. En série, bien sûr. Vu l’énorme production, la mort individuelle n’est pas très bien exécutée, mais ça n’a pas d’importance. C’est la masse qui compte. Qui, de nos jours, se soucie encore d’une mort bien exécutée ? Plus personne. Même les riches, qui pourraient se permettre de mourir en détail, commencent à être négligents, indifférents ; le désir d’une mort personnelle se fait de plus en plus rare. Dans quelque temps, elle sera aussi rare qu’une vie personnelle. Tout est là, bon Dieu. On arrive, et on trouve une vie toute prête, il suffit de l’enfiler. Que l’on veuille partir ou que l’on y soit contraint, surtout pas d’effort : voilà votre mort, monsieur ! On meurt au tout-venant ; on meurt de la mort qui appartient aux maladies dont on souffre (car depuis que l’on connaît toutes les maladies, on sait également que les différentes conclusions létales appartiennent aux maladies et non aux personnes ; le malade n’a pour ainsi dire plus rien à faire).

Dans les sanatoriums, où il se meurt avec prédilection et avec tant de gratitude pour les médecins et les infirmières, on meurt d’une mort engagée par l’institution, ce qui est bien vu. Mais quand on meurt chez soi, il est naturel de choisir cette mort distinguée de la bonne société, où pointent déjà les funérailles de première classe et toute la suite de ses merveilleux usages. Aussi, les pauvres se tiennent-ils devant une telle maison en la dévorant des yeux. Leur mort est évidemment banale, sans aucun faste. Ils s’estiment heureux s’ils en trouvent une qui leur sied à peu près. Mais si elle est trop large, cela ne fait rien : on continue toujours de grandir un peu. Cependant, si elle ne ferme pas sur la poitrine ou si elle étrangle, c’est une calamité.

Quand je pense à la maison, où il n’y a plus personne, je crois que les choses ont été différentes jadis. On savait alors (ou peut-être sentait-on) que l’on avait la mort en soi, tel un noyau dans le fruit. Les enfants avaient une petite mort en eux, les adultes une grande. Les femmes l’avaient dans le ventre et les hommes dans la poitrine. On l’avait, et cela vous conférait une étrange dignité, une discrète fierté.

Mon grand-père, le vieux chambellan Brigge, fit encore voir qu’il avait une mort en lui. Et ce n’était pas n’importe laquelle : d’une durée de deux mois, et si bruyante qu’on pouvait l’entendre résonner jusqu’aux champs.

La longue, ancienne maison de maître était trop petite pour cette mort ; il aurait fallu bâtir des ailes supplémentaires, car le corps du chambellan devenait sans cesse plus énorme, et il voulait constamment être porté d’une pièce à l’autre, et il n’y avait aucune chambre qu’il n’eût déjà occupée. Alors toute la cohorte des valets, des filles et des chiens, qui l’entourait toujours, grimpa l’escalier et, précédée du maître d’hôtel, se rua dans la chambre mortuaire de sa mère bienheureuse, qui avait été entièrement conservée en l’état depuis qu’elle l’avait quittée vingt-trois ans plus tôt, et dans laquelle personne ne devait jamais pénétrer. À présent, toute la meute y fit irruption. Les rideaux furent écartés, et la lumière énergique d’un après-midi d’été examina tous les objets timides, effrayés, pour virevolter maladroitement sur les miroirs ouverts à la hâte. Et les gens faisaient de même. Il y avait des femmes de chambre qui, au comble de la curiosité, ne savaient plus ce que leurs mains faisaient, de jeunes domestiques qui reluquaient partout, et des serviteurs plus âgés qui déambulaient en cherchant à se souvenir de tout ce qu’on leur avait raconté à propos de cette chambre interdite, où ils eurent le bonheur de se trouver à présent.

Mais les chiens, surtout, paraissaient énormément apprécier le séjour dans une pièce où toutes les choses étaient odorantes. Accaparés, les grands et minces lévriers russes allaient et venaient derrière les fauteuils, traversaient la chambre d’un long pas de danse tout en se dandinant, et se soulevaient comme des chiens d’armoirie pour regarder, leurs fines pattes appuyées sur le rebord de la fenêtre en or blanc, leur gueule pointue tendue en avant et le front replié, du côté droit et gauche de la cour. De petits bassets, de la couleur jaune des gants, étaient assis, comme si tout allait très bien, dans les larges fauteuils rembourrés en soie près de la fenêtre, et un chien d’arrêt au poil ras, à l’allure bourrue, frottait son dos contre l’angle d’une table aux pieds d’or, faisant trembler la porcelaine de Sèvres sur le plateau peint.

Oui, ce fut un moment terrible pour ces choses somnolentes, distraites. Il arriva que les livres, qu’une main pressée avait maladroitement ouverts, firent apparaître des pétales de rose qui furent alors piétinées ; de petits objets chétifs furent saisis et, après s’être immédiatement brisés, rapidement remis en place, certains objets cabossés furent également cachés derrière les rideaux ou même jetées derrière le filet doré de la grille de cheminée. Et de temps à autre, quelque chose tomba, tomba en sourdine sur un tapis, tomba avec un son aigu sur le parquet dur, mais se brisa ici comme là, se cassa net ou implosa presque sans bruit, car ces choses, bichonnées comme elles l’étaient, ne supportaient aucune espèce de chute.

Et si quelqu’un avait eu l’idée de demander la cause de tout cela, qui avait rappelé l’ampleur du déclin dans cette chambre jalousement gardée, il n’y aurait eu qu’une seule réponse : la mort.

La mort du chambellan Christophe Detlev Brigge à Ulsgaard. Débordant largement de son uniforme bleu foncé, il reposait au milieu du sol et ne bougeait pas. Sur son grand visage étrange, que personne ne reconnaissait plus, les yeux s’étaient fermés : il ne voyait pas ce qui se passait. On avait d’abord essayé de le mettre sur le lit, mais il s’était rebellé, car il haïssait les lits depuis ces premières nuits où sa maladie avait grandi. Aussi, le lit là-haut s’était-il montré trop petit, et il n’y avait eu d’autre solution que de le poser sur le tapis, car il n’avait pas voulu descendre.

Le voici donc étendu, et l’on pouvait penser qu’il était mort. Comme le crépuscule venait peu à peu, les chiens s’étaient retirés, l’un après l’autre, par la porte entrouverte, seul celui à poils durs avec la gueule bourrue se tenait près de son maître, et l’une de ses larges pattes poilues de devant reposait sur la grande main grise de Christophe Detlev. Aussi, la plupart des serviteurs se tenaient-ils dehors dans le couloir blanc, plus clair que la chambre ; mais ceux qui étaient restés regardaient parfois en secret le grand bloc sombre au milieu, en souhaitant que ce ne fût plus qu’un grand costume sur une matière décomposée.

Mais il y avait quelque chose d’autre. C’était une voix, une voix que personne ne connaissait encore, sept semaines auparavant : car ce n’était pas la voix du chambellan. Ce n’était pas Christophe Detlev, à qui cette voix appartenait, c’était celle de la mort de Christophe Detlev.

Depuis un grand nombre de jours, la mort de Christophe Detlev séjournait alors à Ulsgaard, parlant avec tous et exigeant tout. Exigeant d’être portée, exigeant la chambre bleue, exigeant le petit salon, exigeant la salle. Exigeant les chiens, exigeant que l’on rie, discute, joue et que l’on se taise et tout en même temps. Exigeant de voir des amis, des femmes, des morts, et exigeant de mourir à son tour : exigeant. Exigeant et vociférant.

Car lorsque la nuit était venue et que les serviteurs éreintés essayaient de s’endormir quand ils n’étaient pas de garde, la mort de Christophe Detlev criait, criait et soupirait, vociférait si longtemps et de façon si insistante que les chiens, qui hurlaient d’abord de concert, se taisaient, n’osant pas se coucher et se tenant sur leurs longues pattes minces, tremblantes ; ils avaient peur. Et quand on l’entendait vociférer à travers la vaste nuit argentée d’été danois, on se levait comme par temps d’orage et s’habillait pour rester assis sans mot dire autour de la lampe jusqu’à ce qu’il fût passé. Et les femmes sur le point d’accoucher étaient étendues dans les chambres les plus lointaines et sur les lits les plus calfeutrés ; mais elles l’entendaient, elles l’entendaient comme si c’était dans leur propre chair, et elles imploraient le droit de se lever, elles aussi, et elles arrivaient, blanches et amples, et elles s’asseyaient avec les autres, leurs visages troublés. Et les vaches qui vêlaient à cette époque étaient désemparées et se fermaient, et l’on retira à l’une d’elles le fruit mort, qui refusait de venir, avec toutes les entrailles. Et tous s’acquittaient mal de leurs tâches quotidiennes, oubliant de rentrer le foin, parce que le jour ils s’angoissaient de la nuit et que les longues périodes éveillées et les levers effrayés les avaient tellement épuisés qu’ils ne pouvaient plus penser à rien. Et quand le dimanche ils se rendaient dans la paisible église blanche, ils priaient pour qu’il n’y eût plus de maître à Ulsgaard : car c’était là un maître terrible. Et leurs pensées et prières, le curé les articulait du haut de sa chaire, car il n’avait plus de nuits, lui non plus, et il n’arrivait pas à comprendre Dieu. Et la cloche le disait, et elle avait un terrible rival, qui résonnait toute la nuit, contre lequel, quand bien même elle sonnerait de tout son métal, elle ne pouvait rien. Oui, ils le disaient tous, et il y avait parmi eux un jeune homme, qui avait rêvé qu’il s’était rendu au château pour y tuer le maître vénéré avec une fourche à fumier, et l’on était si retourné, à la fin, si excité, que tous écoutèrent lorsqu’il raconta son rêve, tout en le dévisageant subrepticement pour évaluer s’il était capable d’un tel acte. On disait et ressentait de telles choses dans toute la région où, voici quelques semaines encore, on avait aimé et plaint le chambellan. Mais bien que l’on parlât ainsi, rien ne changeait. La mort de Christophe Detlev, qui séjournait à Ulsgaard, ne se laissait pas obliger. Elle était venue pour dix semaines, et elle comptait tenir le délai. Et durant ce temps, elle était le maître, plus que Christophe Detlev ne l’avait jamais été, elle était semblable à un roi, surnommé le Terrible, plus tard et toujours.

Ce n’était pas la mort d’un quelconque hydropathe, c’était la méchante mort princière, que sa vie durant le chambellan avait portée en lui et qu’il avait nourrie de sa substance. Tout le trop plein de fierté, de volonté et de puissance dominatrice, qu’il n’avait pas réussi à consommer durant ses jours tranquilles, était entré dans sa mort, dans la mort qui trônait à présent à Ulsgaard et qui dilapidait tout.

Qu’aurait dit le chambellan Brigge si quelqu’un avait voulu lui imposer une autre mort que celle-là ? – Il mourut de sa dure mort.

Et quand je pense aux autres que j’ai pu voir ou dont j’ai entendu parler : c’était toujours la même chose. Ils ont tous eu une mort personnelle. Ces hommes qui la portaient sous l’armure, en dedans, comme un prisonnier, ces femmes devenues très âgées et très petites qui s’en allaient sur un immense lit comme sur une scène, devant toute la famille, les gens et les chiens, d’une façon discrète et seigneuriale. Et les enfants, même les tout petits, n’avaient pas n’importe quelle mort d’enfant, ils se ressaisirent et moururent de ce qu’ils étaient déjà, et de ce qu’ils auraient été.

Et comme cela donnait une beauté convulsive aux femmes enceintes, debout, alors que leur gros ventre, sur lequel les fines mains restaient involontairement posées, portait deux fruits : un enfant et une mort. Le sourire dense, presque nourricier, sur leur visage tout défait, ne naissait-il pas de cette pensée. qui les traversait parfois, que tous deux grandissaient ?

J’ai fait quelque chose contre la peur. Je me suis assis toute la nuit et j’ai écrit ; à présent, je suis aussi fatigué qu’après une longue marche à travers les champs d’Ulsgaard. Il n’est tout de même pas facile de penser que tout cela n’est plus, que d’autres gens habitent dans la longue, ancienne maison de maître. Il est possible que des bonnes dorment aujourd’hui dans la chambre blanche là-haut sous les combles, y dorment de leur sommeil lourd, humide, du soir jusqu’au matin.

Et voilà que l’on n’a plus rien ni personne, et que l’on se promène dans le monde avec une valise et une caisse de livres, sans véritable curiosité. Qu’est-ce donc que cette vie : sans maison, sans choses héritées, sans chiens. Si l’on avait au moins ses souvenirs. Mais qui en possède ? Si l’enfance était là, elle serait comme enterrée. Peut-être faut-il être vieux pour que tout cela soit palpable. J’aime l’idée d’être vieux.

Ce fut un beau matin d’automne, aujourd’hui. Je traversai les Tuileries. Tout ce qui se trouvait à l’Est, devant le soleil, m’aveuglait. Les objets illuminés étaient enveloppés de brouillard, tel un rideau gris et lumineux. Grises dans le gris, les statues prenaient le soleil dans les jardins non encore dévoilés. Quelques fleurs se levaient le long des plates-bandes en disant “rouge” d’une voix effarouchée. Puis un homme mince, très grand, apparut au coin, venant des Champs-Élysées ; il arborait une canne qu’il ne tenait plus sous l’épaule, – il la tenait par devant lui, légère, et de temps en temps il la plantait fermement et bruyamment comme un bâton de héraut. Il ne pouvait pas réprimer un sourire joyeux et souriait, en passant, au soleil, aux arbres. Sa démarche était timide comme celle d’un enfant, mais d’une légèreté inhabituelle, plein du souvenir de démarches antérieures.

Toutes ces choses dont une petite lune est capable. Il y a des jours, où tout autour de soi est lumineux, léger, à peine inscrit dans la clarté de l’air et pourtant si évident. Ce qui vient ensuite possède déjà les tons du lointain, est repris et simplement montré, non offert ; et tout ce qui a trait à l’ampleur : le fleuve, les ponts, les longues rues et les places qui se dépensent, tout cela a emmagasiné l’ampleur par-devers soi, y est peint comme sur de la soie. Indicible, ce qu’une voiture d’un vert lumineux sur le Pont-Neuf peut alors représenter, ou un quelconque rouge impossible à contenir, ou ne serait-ce qu’une affiche sur le mur coupe-feu d’un ensemble d’immeubles gris perlé. Tout est simplifié, reporté sur quelques plans justes, clairs comme le visage d’un portrait de Manet. Et rien n’est négligeable et superflu. Les bouquinistes des quais ouvrent leurs caisses, et le jaune frais ou usé des livres, le marron violet des reliures, le plus grand vert d’un carton : tout s’accorde, vaut, participe et forme un ensemble, où rien ne manque.

En bas, la composition suivante : un petit chariot à bras, poussé par une femme ; devant, sur le dessus, un orgue de barbarie, tout en longueur. Derrière, en travers, un panier d’enfant, où un tout petit se tient fermement sur ses jambes, refusant d’être assis. De temps en temps, la femme tourne la manivelle de l’orgue. Le tout petit se redresse aussitôt dans son panier en tapant des pieds, et une petite fille dans une robe verte du dimanche danse en donnant des coups de tambourin en direction des fenêtres du haut.

Je crois que je devrais commencer un travail, maintenant que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans, et il ne s’est pour ainsi dire rien passé. Répétons-le : j’ai rédigé une étude sur Carpaccio qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui entend montrer une chose fausse en usant de moyens ambigus, et des vers. Ah ! mais on ne fait rien avec des vers, ou si peu, quand on les écrit jeune. Il faudrait attendre et collecter du sens et de la douceur une vie durant, une longue vie si possible, et puis, tout à la fin, on pourrait éventuellement écrire dix lignes valables. Car les vers ne sont pas, comme les gens le croient, des émotions (que l’on a bien assez tôt), – ce sont des expériences. Pour un seul vers, il faut voir beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment les oiseaux volent, et connaître l’expression avec laquelle les petites fleurs s’ouvrent au matin. Il faut savoir se rappeler des chemins menant à des territoires inconnus, des rencontres inattendues et des adieux que l’on a longtemps vu venir, – des jours d’enfance qui n’ont pas encore été réfléchies, des parents qu’il fallait blesser quand ils vous faisaient un plaisir que l’on ne comprenait pas (c’était un plaisir pour quelqu’un d’autre – ), des maladies d’enfant, qui débutent si étrangement avec tant de transformations si lourdes et profondes, des journées dans les pièces silencieuses, à l’écart, et des matins à la mer, de la mer en général, des mers, des nuits de voyage, qui ont sifflé haut pour voler avec toutes les étoiles, – et il ne suffit pas d’être à même de penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à aucune autre, de cris d’un accouchement douloureux et de femmes délivrées, légères, blanches, endormies, qui se referment. Mais il faut également avoir été chez les mourants, assis auprès de morts dans une pièce à la fenêtre ouverte, dans le bruit saccadé. Et il ne suffit pas non plus d’avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier quand ils sont trop nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre leur retour. Car ce ne sont pas encore les vrais souvenirs. Quand ils s’incarnent en nous pour devenir des regards et des expressions, sans nom et sans différence d’avec nous-mêmes, alors seulement il peut arriver qu’au cours d’une heure très rare le premier mot d’un vers se lève en leur milieu et s’en extrait.

Or, tous mes vers sont nés autrement, donc ils n’en sont pas. – Et quand j’ai écrit mon drame, comment me suis-je alors trompé. Quel imitateur et quel idiot ai-je été d’avoir eu besoin d’un tiers pour raconter le destin de deux personnes qui se sont rendus la vie difficile ? Avec quelle facilité suis-je tombé dans le piège. Et pourtant j’aurais dû savoir que ce tiers, qui traverse toutes les vies et toutes les littératures, que ce fantôme d’un tiers, qui n’a jamais existé, n’a aucune importance et qu’il faut le renier. Il fait partie des prétextes de la nature, toujours soucieuse de détourner l’attention des hommes de ses secrets les plus profonds. C’est le paravent derrière lequel le drame se noue. C’est le bruit à l’entrée du silence d’un véritable conflit sans voix. On pourrait penser que tout le monde aura été incapable de parler de ces deux-là dont il s’agit ; en raison de son caractère si irréel, le tiers est la partie facile du travail ; tous ont su le fabriquer. Dès le début de leurs drames, on sent l’impatience d’en arriver au tiers ; ils ont du mal à l’attendre. Dès qu’il est là, tout va bien. Mais quel ennui s’il prend du retard ; absolument rien ne peut se passer sans lui ; tout s’arrête, stagne, attend. Oui, et si on en restait là, dans cette stagnation et cette attente ? Quoi, monsieur le dramaturge, et toi, public, qui connaît la vie, quoi, s’il était porté disparu, ce bon vivant tant apprécié ou ce jeune homme orgueilleux, la clé de tous les mariages, le passe-partout ? Quoi, si par exemple le diable l’avait emporté ? Mettons. On remarquera tout d’un coup le vide artificiel des théâtres ; les voilà murés comme des trous dangereux ; seules, les mites des bords de loge virevoltent à travers l’espace creux sans fondations. Les dramaturges ne profitent plus de leurs quartiers résidentiels. Dans les parties reculées du monde, tous les surveillants officiels cherchent pour eux cet irremplaçable : l’action proprement dite.

Et pourtant ils vivent parmi les êtres humains, non pas ces “tiers”, mais ces deux-là, dont il y aurait un nombre incroyable de choses à dire, dont rien n’a jamais été dit, bien qu’ils souffrent et agissent et n’arrivent pas à s’en sortir.

C’est ridicule. Je suis assis là dans ma petite chambre, moi, Brigge, ayant atteint l’âge de vingt-huit ans et dont personne ne sait rien. Je suis assis là et ne suis rien. Et pourtant, ce rien commence à penser et pense, au cinquième étage, dans la grisaille d’un après-midi parisien cette pensée-là : Est-ce possible, pense-t-il, que l’on n’ait toujours pas vu, reconnu et dit des choses réelles et importantes ? Est-ce possible que l’on ait eu des millénaires pour regarder, réfléchir et noter, et que l’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation, où l’on mange sa tartine beurrée et sa pomme ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible que l’on soit resté, malgré les inventions et les progrès, malgré la culture, la religion et la sagesse universelle, à la surface de la vie ? Est-ce possible que l’on ait recouvert cette surface, qui aurait tout de même représenté quelque chose, d’un tissu incroyablement ennuyeux, pour qu’elle ressemble aux meubles de salon des vacances d’été ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible que toute l’histoire universelle ait été méconnue ? Est-ce possible que le passé soit faux, parce qu’on a toujours parlé de leurs masses, comme si on parlait de la formation d’une attroupement, au lieu d’évoquer l’un, autour duquel ils se sont massés, parce qu’il était étranger et qu’il mourait ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible que l’on croie devoir rattraper ce qui s’est passé avant que l’on soit né ? Est-ce possible que l’on doive se souvenir de chaque individu, puisqu’il serait né de tout ce qui a précédé, qu’il disposerait donc d’un savoir et qu’il ne devrait pas s’en laisser conter par les autres, qui disposeraient d’un autre savoir ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible que toutes ces personnes connaissent très exactement un passé qui n’a jamais existé ? Est-ce possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux, que leur vie s’écoule, reliée à rien, comme une horloge dans une chambre vide ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible que l’on ne sache rien des filles qui vivent pourtant ? Est-ce possible que l’on dise “les femmes”, “les enfants”, “les garçons” sans deviner (malgré toute son éducation, sans deviner) que ces mots n’ont plus, depuis longtemps, de pluriel, mais un nombre incalculable de singuliers ?

Oui, c’est possible.

Est-ce possible qu’il y ait des gens qui disent “Dieu” en pensant que ce serait partagé ? – Vois donc ces deux écoliers : l’un s’achète un couteau et, le même jour, son camarade s’en achète un autre, en tous points identique ; une semaine plus tard, ils se montrent les deux couteaux, et voilà que ceux-ci ne possèdent plus qu’une ressemblance lointaine, – tant leur évolution était différente dans ces mains différentes. (Eh oui, commente la mère de l’un des deux : si tu n’étais pas obligé de tout user si vite. – ) Ah bon : est-ce possible d’avoir un dieu sans en user ?

Oui, c’est possible.

Mais si tout cela est possible, ou ne possède que l’apparence de la possibilité, – alors, pour tout au monde, il faut que quelque chose se passe. Le premier venu, celui qui aura eu cette pensée inquiétante, doit commencer à se charger de ces omissions ; quand bien même il serait quelconque, et sûrement pas le plus apte : il n’y en a pas d’autre, voilà ! Au cinquième étage, Brigge, ce jeune étranger sans intérêt, va devoir s’asseoir pour écrire, jour et nuit. Oui, il va devoir écrire, ce sera la fin.

[ … ]

Traduit de l’allemand par Stefan Kaempfer

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