SKARLET - I -
Ultimatum L’ultimatum est tombé. Lu sur un prompteur par un gentil monsieur, cette nuit à 2 heures, temps européen. Le gentil monsieur donne 48 heures à un méchant monsieur, à ses proches, à son gouvernement pour déguerpir. Mais le méchant monsieur qui se considère comme un gentil monsieur ne va pas se laisser expulser de son propre pays par le gentil monsieur qu’il considère d’ailleurs comme un méchant monsieur. Ainsi, dans 48 heures, le gentil monsieur va lancer ses cohortes dans une course folle à travers le désert (sinon il va perdre la face) pour débusquer le méchant monsieur qui, quant à lui, n’est pas près de s’enfuir (sinon il va perdre la face). Un ultimatum a toujours quelque chose d’inacceptable. Il y a une pragmatique de l’ultimatum. Sur un ton très hautain, on lance à l’adversaire : vous acceptez notre tutelle (et vous perdez la face), sinon c’est la guerre. Ainsi, l’autre est placé dans une situation où il n’a plus rien à perdre, puisqu’il renoncerait à son autonomie en acceptant l’ultimatum. Alors il joue le tout pour le tout. Et c’est l’escalade, le carnage, l’embrasement. Les paroles de bon samaritain du gentil monsieur n’y changent rien. L’exil n’est pas une porte de sortie acceptable pour un homme de la trempe de ce méchant monsieur qui, comme le gentil monsieur, se cramponne au pouvoir et qui, de plus, compose sur le registre de la fierté orientale. Évidemment, il pourrait jouer les sauveurs, les magnanimes, s’en aller la tête haute en disant: "je m’en vais pour éviter le massacre inévitable de la population civile... j’aime trop mon peuple pour le faire souffrir inutilement..." Mais s’il agissait ainsi, ce serait un gentil monsieur... et comme, par définition, le méchant est un méchant, il n’a cure de faire souffrir son peuple inutilement... et il ne bougera pas de son bunker... Le gentil monsieur a parlé d’un combat contre la haine, évoqué la liberté, une nouvelle vie paisible pour le peuple du méchant monsieur, sans agressions inopinées des peuples voisins, comme les pratiquait le méchant monsieur, comme il les pratiquerait encore, si on laissait faire les choses. Et on a laissé faire les choses depuis trop longtemps. Mais le gentil monsieur a également parlé de sécurité. De la sécurité de son propre peuple, voire du monde entier, le monde des gentils. La sécurité, c’est le plus important. Le gentil monsieur se sent agressé, et il se veut rassurant en promettant de prendre des mesures de sécurité renforcée sur son propre territoire. Puis il s’est adressé au peuple du méchant monsieur en disant que le grand jour de la libération était proche, en appelant les hommes à déposer les armes, en rappelant que les crimes seraient sévèrement punis, que l’exécution pure et simple des ordres ne serait pas une excuse valable devant les tribunaux militaires. Et, avant de souhaiter une bonne nuit aux gentils, il a recommandé de ne pas brûler les puits de pétrole. Il a dit qu’il s’agissait là d’une richesse qui appartiendrait au peuple bientôt libéré du méchant monsieur. Quant au méchant monsieur, il a sans doute rigolé devant sa télévision en entendant ces paroles : décidément, ce garçon pense à tout, même à la politique de la terre brûlée... et le méchant monsieur a dû avoir une idée, l’une de ces idées qui fermentent dans la tête des méchants messieurs acculés... puis, au matin, il a rejeté l’ultimatum. Et le reste du monde a vu clair dans le jeu du gentil monsieur, qui a tellement peur pour son peuple, qui aime tant la liberté et la paix : ce gentil monsieur ne veut surtout pas que les puits de pétrole flambent car il s’agit là du véritable enjeu de sa croisade. Mais ça, le reste du monde le savait déjà, comme il avait déjà vu les puits de pétrole flamber, le prix du baril grimper, la crise s’installer. D’ailleurs, le reste du monde célèbre cette année le trentième anniversaire de cette guerre qui ne cesse de pulser en sourdine, une guerre économique, sociale, où les salles d’attente des agences pour l’emploi et des bureaux d’aide ne désemplissent pas, où les gens dorment dehors, dans le froid et l’indifférence générale. Et si le gentil monsieur passe, comme tout le laisse présager, à l’acte, on peut affirmer avec un pessimisme tempéré que cette guerre n’est pas près de cesser...
"Milithon" Quelques heures après l’expiration de son ultimatum, le gentil monsieur déclenche les premiers tirs sur la capitale du méchant monsieur. Ce dernier apparaît à la télévision pour motiver ses troupes. Il a l’air fatigué. Devant un méchant rideau mauve, il porte de grandes lunettes démodées pour lire sa déclaration sur un bloc qu’il tient à la main. Les mauvaises langues affirment qu’il pourrait s’agir d’un sosie. Et chez nous, la parade des commentateurs, des experts, des chroniqueurs commence : le dispositif de retransmission est en place et rodé par deux conflits précédents, déjà télévisés en boucle. Les questions fusent : "How can you tell he was alive when he spoke on TV?" Dans un anglais approximatif, le présentateur insiste auprès d’un spécialiste sans se rendre compte de l’absurdité même de sa question. Cette nuit, le gentil monsieur a insisté dans son intervention cathodique sur le caractère chirurgical des frappes, étudiées pour épargner la population civile, innocente. C’est vraiment un gentil monsieur. Il veut une guerre propre. Et, comble de l’ingratitude, le méchant monsieur s’est déjà permis de répliquer : quelques-uns de ses missiles auraient frappé un pays voisin. On redoute une attaque chimique, bactériologique. Certains puits de pétrole flamberaient déjà... Ce qui étonnera toujours, c’est le jeu de l’information et de la désinformation : une chatte n’y retrouverait pas ses petits. L’Occidental moyen se lève, la tête au bas du dos, pour attaquer une journée de travail ordinaire. Il allume sa radio ou sa télévision. Il est choqué par le bain de sang qui se prépare, ou bien soulagé de savoir que les gentils vont en finir avec les méchants. Ou encore : la tête ailleurs, il se brossera les quenottes en ignorant ce nouvel exemple de bêtise et de méchanceté humaines. Et les comportements économiques, sociaux, vont aller vers un égoïsme plus incisif encore. L’indifférence et le désert vont grandir... Et voilà que l’image du siècle arrive sur les écrans : on montre une rue de la capitale du méchant monsieur; la vie s’y annonce presque ordinaire, tranquille; qu’ils soient traités de méchants ou de gentils, les gens ont tendance à vaquer à leurs occupations, travailler à leur subsistance, penser à leurs amours, rêver d’une vie meilleure, d’un paradis aujourd’hui pourtant fort improbable. Mais sait-on que près de cette capitale orientale, voici bon nombre de millénaires, on racontait que le paradis était situé tout près, dans l’espace et dans le temps...? Zapping et commentaire: "une épaisse fumée noire, ce sont les premières images des impacts..." Hurlement des sirènes anti-aériennes. Bruits d’explosion. Le commentaire est précis, technique, chirurgical. Le présentateur reprend les rênes. L’image en direct d’une rue de la capitale orientale réapparaît, d’une synchronicité banale, appelée à rassurer. Mais elle ne rassure pas, cette image. Car elle n’existera bientôt plus, cette rue, si l’attaque massive est lancée. Humanité oublieuse. Rêve d’un présent éternel. Fantasme d’immortalité. Refoulement de la mort. Et les sirènes me rappellent celles dont on m’a parlé, en Europe centrale, soixante ans en arrière. Et les détonations me font revivre les récits de mon grand-père, voici presque quatre-vingt-dix ans, dans la boue de la Somme. Qui étaient les méchants, qui étaient les gentils, dans les tranchées de la Première guerre mondiale? N’y avait-il pas surtout des foules manipulées par des politiciens et des industriels sans vergogne? L’ouvrier de Berlin et l’ouvrier de Paris ne travaillaient-ils pas à la même absurde machine de guerre, à la botte des profiteurs et spéculateurs, avec pour résultat de mourir pour rien, la fleur au fusil, comme on disait, pauvres marionnettes cassées de puissances impérialistes qui s’affrontaient là par populations interposées...? Aujourd’hui, au moins, l’opinion publique n’est plus dupe. Les déclarations de bonnes intentions ne marchent plus. Le concept d’une guerre propre est une insulte au bon sens. Les gentils et les méchants veulent simplement retourner à leurs fourneaux, chacun restant persuadé que le monde est mauvais. Et cette guerre ne nous apprend rien de nouveau, n’apporte aucune réponse aux questions les plus pressantes, ne résout rien. Il fait beau aujourd’hui. Trop beau pour un premier jour de guerre. Et si tout cela n’était qu’un nouveau jeu télévisé, toujours plus démentiel? Mais qu’est-ce qu’on gagne, à la fin? Une tête de mort et des bottes? Une apocalypse promise et due? Ou simplement une partie gratuite, le droit de rejouer au même jeu stupide, méchant, qui a traversé comme une traînée de sang et de boue l’histoire de la civilisation humaine? En tout cas, le "milithon" est lancé. Mais si les compteurs virent au rouge, est-ce le sang ou la honte?
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