SKARLET - XIV -
Vingt-et-unième jour de guerre 9:03. France 2. Publicité. Bande annonce. Série Amour, Gloire & Beauté. M 6 est la seule chaîne hertzienne qui donne encore quelques informations. Trois missiles israéliens visant un terroriste ont été tirés (à partir d'hélicoptères) dans la bande de Gaza, faisant 7 morts. Puis, après la publicité (9:07), c'est une émission de Télé-Achat. 9:09. France Info. Football. Météo: entre -2° et 0°C à Paris, la nuit dernière. Sport (bis). Trafic routier. 9:15. Titres. "La situation humanitaire devient extrêmement critique à Bagdad..." - Une correspondante aux portes de Hilla (l'ancienne Babylone) parle de la mission civile qui accompagne l'armée américaine ("pour éviter les affrontements inutiles"). - Revue de presse: Vague de répression à Cuba. Fidel Castro profiterait de la guerre en Irak pour faire le ménage. - On parle de la mort des journalistes. Certaines plumes accordent peu de crédit à la thèse de l'accident. - 9:24. Titres. Les combats ont repris à Bagdad... Les Américains sont entrés dans la capitale par le Nord-Ouest. 9:28. Bourse. Baisse à Paris: "Hier, on a perdu 1,44%... et aujourd'hui on en est à -1,38%... Euro = 1$0759..." 9:30. Envoyé spécial à Bagdad: "Aujourd'hui, c'est un jour décisif... les Américains ont pénétré pour la première fois dans les quartiers résidentiels... La nuit a été ici relativement calme en matière de combats..." La situation des hôpitaux est catastrophique; selon la Croix-Rouge, on opère désormais sans anesthésie (!)... - L'aviation israélienne a mené une "opération d'envergure" dans la bande de Gaza (hier), il y aurait (eu) 7 morts et une cinquantaine de blessés... le raid visait un dirigeant du Hamas... Correspondante à Jérusalem: "Un des projectiles a raté sa cible... (créant une) panique indescriptible (parmi les passants)..." - Procès Elf: Examen (hier) des comptes d'Alfred Sirven. 9:38. Météo. Football (da capo al fine). Depuis plusieurs jours déjà, j'ai l'impression que quelque chose se passe dans la "couverture médiatique" de cette guerre. Les bombardements de l'hôtel Palestine et des bureaux d'Al-Jazeera apportent de l'eau à ce moulin. Mais je ne veux pas tirer de conclusions hâtives. - Le public (occidental) se lasse de la "couverture médiatique" de cette guerre. Quelle est la nature de cette lassitude. J'ai essayé, hier, d'esquisser des réponses. L'indifférence à la souffrance d'autrui, voire le sadisme, ce sont là des attitudes qui dénotent une forme de barbarie. Il est possible que cette barbarie soit directement liée à la civilisation (cf. Dietmar Kamper). Elle n'est pas "naturelle", pas même chez des mammifères intelligents comme les éléphants ou les dauphins... 15:07. France 3. Questions au gouvernement. Un député interpelle la ministre de la Défense (Michèle Alliot-Marie, UMP) sur le plan de redressement du groupe GIAT (Industrie d'Armement Terrestre). La question et la réponse ignorent (délibérément) le conflit actuel qui, comme toutes les guerres, possède pourtant un rapport "indéniable" avec l'industrie de l'armement. - Que la France, qui fait des professions de foi pacifistes, renonce à fabriquer de l'armement, ce serait "joindre l'acte à la parole", non? La Une
de Libération
Les pages 2 et 3 du Parisien annoncent: Les dernières heures de la dictature irakienne. >Vingt et un jours après son déclenchement, la guerre n'est pas complètement finie, mais presque. Les marines ont le quasi-contrôle de Bagdad. L'incertitude demeure sur le sort du dictateur, mais le débat tourne déjà autour de l'après-Saddam.< - L'envoyée spéciale du journal à Bagdad, Catherine Tardrew, raconte la situation dans les rues: >La peur s'installe dans la ville. Les boutiques sont définitivement closes. (...) Façades explosées, passants rares, presque plus de voitures. (...) peu de "vrais" militaires dans les rues, mais des hommes en civil armés de kalachnikovs ou de fusils d'assaut. Comme si l'armée régulière avait déserté la capitale. Les abris de sacs de sable empilés sont vides. Et voici, au détour d'une rue, un tas d'uniformes militaires que leurs propriétaires ont jetés à la hâte...< (p.2)
15:25. France Info. La présentatrice annonce une "journée très particulière... pour les habitants de Bagdad", et elle lance le reportage de l'envoyé spécial: "Le pouvoir a disparu des rues de la capitale... Les sacs de sable sont vides... Vent de liberté... Un homme : c'est comme pour un match de foot, il faut attendre la fin, il y aura peut-être des surprises... - Partout, le Bagdad de Saddam Hussein se craquèle... - Un homme: Les beaux jours vont commencer... - Pillages dans les casernes, symboles du pouvoir..." 15:32. Scènes de pillage à Bassora. La Croix-Rouge Internationale a décidé de suspendre ses activités... - Les Américains ne savent pas si le régime (irakien) est "définitivement mort", ou simplement "agonisant", ce qui serait "très dangereux"... 15:45. "Bagdad sur le point de tomber complètement aux mains des Américains"... - Avancée dans le Nord... Prise (par les Kurdes assistés de l'aviation américaine) d'une montagne qui surplombe (Mossoul, près de l'antique et mythique Nimrod) la ville pétrolière... 15:52. F I P. Les forces américaines progressent (à Bagdad) sans rencontrer de résistance... ils ont investi l'hôtel Palestine et le siège de la police secrète dans le centre-ville... (À Paris) la Bourse perd 0,1%... Si la guerre s'arrête maintenant, les pauvres gens souffriront moins. Mais il faut répéter que les problèmes ne seront pas résolus. Ils en seront au même point. Les problèmes hérités d'une décolonisation à la sauvette. Les problèmes de la pauvreté planétaire. Les problèmes de l'environnement. Les problèmes que posent la civilisation et la barbarie, qui continuent d'avancer main dans la main. - Quand est-ce que ces problèmes concerneront les petites gens d'ici, le fameux homme de la rue, la femme qui se débrouille seule avec deux mômes et les minima sociaux. Ils sont pauvres, eux aussi. S'ils prenaient conscience que leur pauvreté et celle des gens de là-bas sont dues à la même machine d'exploitation déshumanisée de l'homme et de la nature. Alors ils seraient solidaires, s'ils ne le sont pas déjà au fond d'eux-mêmes. Mais un autre problème est celui du racisme et de la haine, d'une violence viscérale envers tout ce qui est "étranger", "différent". Je me suis souvent demandé d'où ce sentiment venait. Je n'ai pas trouvé de réponse. Sinon cette ancienne maxime selon laquelle gouverner c'est diviser. Mais, quelque viscéral soit-il, je sais qu'il faut répondre à ce sentiment par une curiosité véritable pour les autres et la façon dont ils vivent, une curiosité nouvelle, qui ne sacrifie plus à l'envie ou à la possession. Une curiosité de poète, de peintre. Sans cynisme ou mépris. Sans échelle de valeurs qui déciderait a priori de l'infériorité ou de la supériorité de soi et de l'autre... La Une
du Nouvel
Observateur 22:03. France Info. Présentatrice: "La chute de Bagdad et ses premières réactions en France". Un réfugié kurde (au téléphone): "C'est la renaissance... C'est la fin du régime de dictateur... C'est une fête pour moi... Un jour historique pour les Kurdes." 22:08. Arte. Journal. Donald Rumsfeld (secrétaire américain à la Défense): "Bagdad est en train d'être libéré..." À propos d'une "atmosphère de liesse" qui règnerait à Bagdad, Washington déclare: "Un moment historique..." Le programme donne un "historique" en accéléré du début de la guerre. Ses hauts et ses bas. L'affaire semble réglée. Le présentateur clôt le journal avec ces mots: "...le régime de Saddam Hussein est tombé." Je n'ai pas entendu ce qu'il a dit auparavant. - Au paravent? 22:37. T F 1. Juventus de Turin 1 - FC Barcelone 0. 22:38. Le Barça égalise. Je repense à l'homme dans la rue de Bagdad, cet après-midi à la radio: "C'est comme pour un match de foot, il faut attendre la fin, il y aura peut-être des surprises... " 22:45. Commentaire: "Les sept dernières minutes du temps réglementaire..." Une camarade croisée dans la rue tout à l'heure m'a donné cette explication pour la lassitude, ou l'exaspération, des gens face au "spectacle" de la guerre: "On leur demande de porter le monde sur leurs épaules..." 22:50. "Trois minutes de temps additionnel..." Le plus étonnant dans la remarque de l'homme de la rue est que, même à Bagdad, on se prend à confondre la guerre avec un match de foot... 22:52. "C'est fini. Match nul..." 22:54. France 3. Publicité. 22:58. Bande annonce de la chaîne. Sponsor. Météo. Chutes de neige prévues en Bourgogne, en Franche-Comté (et à Stockholm, Copenhague). 23:01. Publicité. "...Pour contribuer au bien-être de votre corps... - La cuisson est rapide et saine, sans odeurs ni fumée... - Avez-vous déjà réfléchi à ce que l'on gagne à être flexible... Nous construisons votre voiture..." Bande annonce. 23:04. Journal. Reportage sur le déboulonnage de la statue géante de Saddam Hussein à Bagdad, commentateur: "La foule exulte... - Un homme: Saddam le mauvais, Saddam, le chien... - Mais la cérémonie a des ratés: le drapeau américain est sifflé..." Présentatrice: "Des scènes de liesse ont jalonné la journée.." Reportage, commentatrice: "Les Américains sont accueillis en libérateurs... Les forces américaines ont pris le contrôle de la plus grande partie de la ville..." Tout se serait joué dans la matinée. Scènes de pillage. Tous les bâtiments officiels sont dévalisés. Commentatrice: "Le chacun pour soi est désormais la règle." L'envoyée spéciale à Bagdad raconte en direct: "Nous avons l'impression de vivre une journée d'histoire... Toutes ces femmes et tous ces hommes... qui étaient tristes, qui étaient malheureux... Ce soir, c'est étonnamment calme, c'est la première fois, depuis que je suis ici, que je n'entends pas les bombes..." Selon des témoignages de soldats américains, les seuls combats qui peuvent encore se dérouler, auront lieu au Nord de la capitale. Un reportage sur les simples soldats américains qui rêvent de bientôt rentrer chez eux (et d'air climatisé). - Ajout: Le Dow Jones termine à -1,2%, le CAC40 à presque -0,2%. 23:15. Batignolles. Les polémiques se poursuivent dans mon dos. Ils annoncent d'autres conflits. Même si je sens comme une délivrance. Dehors, tout est calme. Les gens d'ici sont partis en vacances. On fera les comptes une autre fois. Je n'ai aucune conclusion à donner. Je ne sais même pas pourquoi j'ai joué au scribe, ici. Et pour qui. Il s'agit sans doute d'un réflexe ancestral. Puisque l'écriture est venue de Mésopotamie. Peut-être ai-je écrit ces pages pour les Bagdadis. Afin qu'ils puissent prendre connaissance, au besoin, de toutes les énormités qui se sont dites en leur absence, de toutes ces cartes truquées qui ont été jetées sur la table glauque du poker mondial pendant que le ciel leur tombait sur la tête. |