SKARLET - VI - Neuvième jour de
guerre 8:23, Batignolles. Le printemps est suspendu : une couche de nuages gris. Je sors acheter des cigarettes. J'évite le kiosque à journaux. Je repense à la mère du vendeur ambulant: "Je lui ai dit de ne pas sortir, et il est mort…" 8:13 (temps universel), RFI. Une émission d'antenne libre. Deux hommes s'expriment sur les armements à uranium appauvri utilisés en Irak et au Kosovo. Le second dit que l'uranium appauvri n'est pas dangereux en soi. Un troisième: "Qui décide de la politique des USA, le Pentagone, Bush ou les industriels de l'armement?" Réponse d'un spécialiste: "D'un côté les politiques, de l'autre les militaires… Powell… Rumsfeld… le général Tommy Franks… ils sont tous branchés sur le complexe militaro-industriel américain… ce sont souvent des Texans… le pétrole… on dit que ce sera long… on demande des renforts… de l'argent…" Je n'ai plus envie d'écrire tous ces discours, toutes ces explications, ces annonces et tous ces démentis, toutes ces dénégations… Flash : On parle de bombardements intensifs dans les quartiers Sud de la capitale… On en parle depuis neuf jours. Et on continue de bombarder. Je comprends avec cette guerre cette autre banalité dans toute sa dimension tragique : on parle et on ne fait rien, ou pire : on commente les atrocités humaines (trop humaines) de façon neutre, sobre, cynique, les oreilles bien dégagées. Mais allez donc séparer deux ivrognes à la sortie d'un bar, la nuit. S'ils ont décidé de se mettre sur la gueule, aucune parole raisonnable n'y pourra rien. C'est un instinct. Dr. Freud: L'instinct de mort. Dr. Hollywood: Basic Instinct… Je mets de la musique. Du blues. Le magnétophone continue de tourner dans mon dos, la touche rouge enfoncée. Et je pense aux hobos sur les trains de marchandises…
Nouvelle attaque sur un marché de Bagdad. - Un article de Thomas Fuller dans International Herald Tribune (daté de ce jour):
La Une du Matin (d'Alger): Bush piétine...
10:45. France-Info. Renfort de 120.000 hommes annoncé hier par les Américains. Un commentateur: Le problème c'est le transport de la logistique… (qui prendra) au moins deux ou trois semaines… 13:08. France 2. Reportage sur un missile irakien qui s'est abattu sur Koweït-City. Un autre sur le siège de Bassora. Commentaire: "une guerre des tranchées…" - Manifestation anti-guerre à Paris. Départ 14h, place de la Concorde. 13:27. Fin du journal. Annonce du match de rugby à 14h au Stade de France (93). Publicité.
9:32 (heure d'été). Batignolles. Toujours les mêmes nouvelles en provenance d'Irak. Cette répétition même signe l'impuissance de la parole face aux actes. 10:10. France-Info. On annonce 20.000 manifestants pour la paix à Paris, hier. Il y aurait eu des altercations avec des Irakiens résidant en France qui brandissaient des pancartes de soutien à Saddam Hussein. Les infos détaillent la victoire de la France sur Malte, hier soir (football). Puis ce sont les pronostics pour le tiercé. Les enfants s'ennuient le dimanche… 10:16. Titres. Les bombardements se multiplient sur l'Irak : Bagdad, Kerbala, Bassorah… La progression au sol vers la capitale est toujours entravée. - "Les pacifistes se sont à nouveau mobilisés dans le monde entier…" - Reportage sur la manifestation parisienne. Les "Irakiens de Paris" au micro: "Les Irakiens se battront jusqu'au dernier homme…" J'entends les cloches de l'église résonner. Une messe pour Bagdad? Je zappe sur FIP. "Bien sûr nous eûmes des orages…" Un corbeau croasse sur Jacques Brel. La circulation dominicale ronronne par intermittence, comme une machine qui se rallume périodiquement. Dire que toutes ces voitures marchent au pétrole quand on a prouvé l'efficacité du moteur à hydrogène… Je bois du café. Je repense à Bert's Birthday, hier soir à Montreuil (let me say it again : Happy birthday, Bert!). C'est un journal de la paix qu'il faudrait écrire à l'intention des hommes qui se massacrent sur le terrain: Aujourd'hui, je suis heureux de vivre… je respecte cette vie (même si elle est un peu tordue)… j'en respecte les lois, les rythmes, les sensations… et je respecte les autres vies : elles ont le même droit d'existence… je ne dois pas tuer (même si je n'arrive pas ravaler ma fierté)… nous sommes fragiles (même si nous avons un armement ultra-moderne)… nous devons nous asseoir et palabrer, fumer le calumet… Nous devons retrouver notre vraie raison d'être sur cette planète unique (qui ne s'exprime pas à coups de tartes à la crème rationalistes ou théologiques)… 10:53. France-Info. On parle des dauphins (aidant au déminage du port d'Oum Qasr). Les défenseurs des animaux ont critiqué l'utilisation de ces animaux par les Américains. - Bagdad toujours la cible d'intenses bombardements (et Bassora, Kerbala, Mossoul). Un général américain reconnaît que "les combats les plus durs sont encore devant nous…" - Blair et Chirac se rapprochent dans la perspective d'un travail commun après la guerre (en Irak). - Ainsi, on parle d'avenir... 11:00. France Inter. Un nouveau bombardier B 52 a décollé d'Angleterre. - Les forces terrestres s'étirent sur plus de 300 km. On parle d'une "réorganisation du champ de bataille" (!). - 4 Américains sont morts dans une voiture piégée. "Ce n'est qu'un début", promet le vice-premier irakien. - Grève de la faim de "sans-papiers" à Paris. 11:06. RFI. Des tirs d'artillerie très fournis ont été entendus à Bassora, ce matin… - Information non vérifiée: Les forces de Saddam Hussein auraient tué plusieurs dizaines de soldats irakiens qui tentaient de déserter leurs rangs. - "Jacques Chirac et Tony Blair réapprennent à se parler… pour travailler ensemble sur l’après-guerre…" 19:13. TF1. Reportage sur la région de Bassora. Un soldat britannique: Il faut pacifier… Commentaire: La première chose à comprendre, c'est qui est qui et qui pense quoi…Voici maintenant la route de Bassora… les traces de la bataille et le son des combats qui se poursuivent… la guerre, c'est chaotique… On montre des Irakiens qui disent être des civils et qui veulent retrouver leurs familles… Commentaire: D'étranges civils… ils ne portent aucun bagage… ce sont des soldats qui veulent rejoindre Bassora pour combattre… Un homme: Tous les Irakiens sont derrière Saddam Hussein… - Reportage sur une fille enlevée à sa mère par le père… 19:26. Batignolles. Je suis allé prendre l'air. Un couple a joué du blues sur le marché à la brocante. La guerre exacerbe (merci, Sylvie!) les sentiments. Et l'indifférence, l'égoïsme aussi. Les tronches de cake. 19:45. Arte. Pilonnage incessant de Nassiriya. Nord de l'Irak : progression des peshmerga. Aviation américaine en couverture… - Manifestation anti-guerre en Espagne (base américaine de Rota)… - Tommy Franks: "Rien ne justifie un changement de stratégie…" Certains membres du Pentagone parlent déjà d'enlisement… - En Chine, quelques manifestations anti-guerre ont été autorisés. - Le SARS ("pneumopathie") a encore gagné du terrain en Asie… 19:58. France 3. Images des fortifications de Ninive (Irak). Le commentaire évoque les dommages possibles sur les sites archéologiques (destruction, pillage): "Une guerre qui oublierait que sur cette terre irakienne souffle le vent de 6000 ans d'histoire" (!) 20:00. France 2. Le journal ouvre sur le pilonnage de Bassora. Commentaire du reportage: "Bassora assiégée sans son et presque sans images" (!) - "La guerre c'est aussi une affaire de symboles…" Un soldat américain à la population: "We could be your best friend and your worst ennemy". - La présentatrice lance le "film de la journée". Commentateur: "(À Bagdad) un central téléphonique, un de plus, a reçu sa volée de missiles…" Envoyé spécial (à Bagdad): "L'Irak veut se battre et pour lui tous les moyens sont bons, notamment les attentats suicide." - Tommy Franks à propos de la situation militaire américaine face aux premières attaques de la presse (comme dans The New Yorker à paraître demain): "It's not only acceptable, it's remarkable." - L'image des civils fuyant Bassora sans rien emporter. Un général américain sur le terrain: "L'ennemi est un peu différent de ce qu'on nous avait dit." Le correspondant de la chaîne à Washington apparaît devant les flocons de neige qui tombent en ce moment sur cette ville (15:16, heure locale). Présentatrice: "Dans le Nord, de très intenses bombardements à Mossoul."
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