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SKARLET : “Médialectiques” (1)

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 Canicule
(Jeudi 28 août 2003)

 

Les médias ont des mots paravent pour informer les gens, expliquer les événements : pour l'été le plus chaud depuis 1873, date de composition de la Saison en Enfer du poète Rimbaud (avril/août de cette année-là), on a trouvé le mot canicule ; et on explique avec ce mot les 450 morts oubliés dans les morgues parisiennes, les 3000 décès* exceptionnels en France (plus de la moitié dans l'agglomération parisienne), en majeure partie des anciens (ou, comme on préfère dire : "des personnes du troisième âge") ou encore, ce matin, les millions de "poulets industriels" en Bretagne, "victimes de la canicule"... Dans ces 130 années suivant la Saison en enfer, on a inventé, dans le désordre : le moteur à essence, les centrales nucléaires, la climatisation, le Frigidaire, l'avion à réaction, le téléphone portable, le world wide web et la télévision...! Et la famille occidentale a été détruite pour des raisons qu'il serait trop ardu de discuter par cette chaleur. Un contemporain de Rimbaud (1854-1891), le médecin Sigmund Freud (1856-1939) a d'ailleurs très bien documenté par l'absurde cette destruction de la famille dans la Vienne fin-de-siècle en proposant la thérapie de la psychanalyse moderne à ses descendants... D'autre part, "sans transition", on nous parle, depuis longtemps déjà, d'un "réchauffement climatique" aux conséquences funestes, dont par exemple la fonte prévisible ou déjà effective des glaciers polaires qui augmenteront le volume des océans jusqu'à immerger des villes côtières comme New York, Rio de Janeiro, Hambourg, La Haye, Barcelone, Marseille, Naples et des centaines d'autres. Nos digues humaines ne pourront rien contre le déchaînement prévisible ou déjà effectif des éléments naturels à la suite d'un dérèglement écologique comme celui que nos activités planétaires occasionnent... Qu'on se le dise ou répète...!

Canicule... quelle immense entreprise de désinformation... quelle insulte à l'intelligence populaire... quel nivellement vers le bas...! Pourquoi ne nous parle-t-on pas des effets néfastes de l'ozone (ou de l'absence d'ozone au-dessus des pôles), de la pollution, et de l'état de nos sociétés industrielles avancées où la famille, la sociabilité, les communautés se trouvent systématiquement démantelées, démembrées, cassées, pour produire des autistes dont l'automobiliste contemporain est la figure la plus représentative...?
       L'autre jour à la terrasse d'un café, l'une de ces figures avait laissé tourner le moteur de sa belle auto en stationnement, le symbole de sa réussite "sociale" dans une "société" d'autistes, pour montrer à un couple de sa connaissance le ronronnement silencieux de son engin d'enfer. Je lui ai demandé un service: "Monsieur, pourriez-vous arrêter votre moteur, je vous prie...?
      - Ma voiture ne pollue pas...!" avait répliqué l'autiste. Et la dame de sa connaissance s'était également voulue rassurante: "Vous savez, trente secondes de plus ou de moins..."

Quel déni...! "Trente secondes de plus ou de moins", et la vieille dame qui passe à l'instant, "étranglée par les chaleurs", se retrouve à la morgue... On dira que ses enfants et petits-enfants l'ont oubliée parce qu'ils étaient trop occupés à attraper un cancer de la peau sur les belles plages du Sud ou de l'Ouest de la France, qui bientôt n'existeront plus, où la dernière marée noire a été effacée sur l'initiative des conseils municipaux désireux de ne pas créer un "manque à gagner"... Or les "manques à gagner" du futur seront à la hauteur de ces funestes prétentions d'exploiteurs de la planète qui, en faisant valoir la devise de Descartes, fondateur des sciences modernes, persistent encore, envers et contre toutes les catastrophes présentes et futures, à "se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature" (in Discours de la Méthode, 1637)... En attendant, on dira que la vieille passante de tout à l'heure est une "victime de la canicule".

Nous sommes tenus d'exister dans une "société" qui laisse mourir ses anciens. Où les automobilistes nous démontrent à chaque instant que nous nous trouvons dans un état de guerre permanente. Une "société" où les enfants sont systématiquement entraînés à devenir de bons éléments qui écrasent leurs rivaux pour prendre leur place, appelés à mener des existences solitaires de consommateurs repus se consacrant à leur carrière, sacrifiant amours et idées généreuses au dieu-argent, tout-puissant, omnivore, pour finir eux aussi leurs jours passés devant les écrans avec vue sur les nouveaux mondes virtuels dans un satanarium luxueux pour "seniors"... Et nous sommes tenus d'exister dans un monde où les pires saloperies s'appellent canicule. --- Soit dit en passant :  les légionnaires romains appelaient canicula un mauvais coup aux dés... une autre façon de se rassurer sur nos actes hasardeux en invoquant un temps de chien...!

   Assez ! voici la punition. --- En marche !
   Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le coeur... les membres...
   Où va-t-on ? au combat ? Je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps !...
   Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. - Lâches ! - Je me tue !  Je me jette aux pieds des chevaux !
   Ah !...
   - Je m'y habituerai.
   Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !
   

(Arthur Rimbaud, extrait de : Une saison en enfer, avril-août, Bruxelles1873, poème en prose publié à compte d'auteur.)

 

 

*post scriptum
(29 août 2003)

 

 

Il pleut sur Paris. L'orage tant espéré a enfin grondé dans la nuit. Hier, les odeurs d'essence commençaient à frôler l'insupportable. Ce matin, le ministère de la Santé donne ses estimations pour la première quinzaine d'août : 11 435  "victimes de la canicule". Pour la seule première quinzaine d'août. Onze mille quatre cent trente-cinq décès supplémentaires comparé à l'année précédente ! Le chiffre de 3000 morts avait circulé un temps. Voilà pourquoi il figurait ci-dessus. Et ce soir, on nous parle de nombreuses "pathologies respiratoires" ayant entraîné, entraînant encore des décès. Vous avez dit "pathologies respiratoires"...?... Comme c'est bizarre...!

 

post scriptum 2
(9 septembre 2003)

 

J'ai consulté un moteur de recherche performant : environ 55 100 entrées pour le mot "canicule". Tout le monde y est allé de son grain de sel ; avantage et inconvénient du world wide web, à l'image de nos sociétés libérales : on peut exprimer son "opinion", mais dans le brouhaha ambiant on ne s'entend plus. Les "opinions" s'annulent les unes les autres, l'information bout dans une marmite de désinformation... résultat : l'indifférence... on continue de faire tourner les moteurs... et pour clore définitivement cette cinquante-cinq mille cent-unième envolée sur la canicule : on a trouvé un remède sérieux contre les chaleurs excessives qu'on prône au tout venant sur nos stations de radio, comme une ordonnance médicale : il faut avoir accès à une climatisation... ! Ce qui m'a immanquablement fait penser à ce GI américain aux joues roses, paumé dans le désert irakien : il regrettait le pays ; raison invoquée : y a pas de clime, ici, bordel...!

 

 

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