SKARLET - XVI - Vingt-troisième
jour de printemps 9:54. Batignolles. Je ne vais plus compter les jours de guerre en Irak. Ce serait le vingt-quatrième, aujourd'hui. En tout cas, ce n'est sûrement pas le premier jour de paix. La première pensée en vue de la paix est bien triviale: Tous les Américains ne sont pas des "va-t-en-guerre" ou des "capitalistes". Tous les Musulmans ne sont pas des "fondamentalistes" ou des "terroristes". Tous les Juifs ne sont pas des "argentiers" ou des "sionistes". Etc. Comme en France, la moitié des gens dans le monde sont très critiques vis-à-vis des décisions prises, des actes d'agression commis par leurs leaders. Mais la haine entre les Juifs et les Arabes est quotidiennement attisée par les idéologues. C'est un sport national dans certains pays. Alors que, pendant très longtemps, les peuples dits "sémitiques" ont vécu ensemble dans la paix et la tolérance. Et l'identification des intérêts américains et israéliens par les peuples arabes est également cousue de toutes pièces. C'est une façon d'articuler une haine contre l'Amérique qui prend sa source ailleurs. Dans la pauvreté, la fierté des uns et la richesse, l'arrogance des autres. Que l'on puisse s'opposer à un libéralisme radical comme il est pratiqué aux États-Unis par les gens de pouvoir, rien n'est plus naturel. Surtout quand on est pauvre. Un jour, il faudra un partage équitable des richesses sur cette planète pour faire cesser toute la violence, toute la destruction inconsidérée. L'inégalité des termes de l'échange (entre matières premières et produits industriels) est patente. Tous les enfants la connaissent. L'abîme entre les monnaies fortes ("devises") et les "monnaies de singe", entre les salaires des uns et ceux des autres pour un même travail, une même tâche, les injustices sociales de manière générale, l'exploitation, le viol des enfants, voilà ce qu'il faudra un jour éradiquer dans le monde. Le plus vite sera le mieux. L'administration nord-américaine actuelle ne lèvera pas le petit doigt dans ce sens. Comme elle se moque des dégâts causés par l'industrie et les activités humaines dans ce que, prétentieusement, narcissiquement, nous nommons notre "environnement". Mais l'Europe en construction devrait y travailler. Dès maintenant. Elle subventionne son agriculture pour éponger l'inégalité entre le prix des produits de la Terre et ceux des usines. Il faut au contraire surtaxer les objets industriels (en incluant dans leur prix le nécessaire recyclage et la nécessaire restauration de l'équilibre écologique troublé par les activités industrielles) pour réduire cette inégalité au bénéfice des paysans, des artisans du monde entier. Il faut exiger que tous les citoyens de la Terre utilisent la même monnaie. Que, pour tous les citoyens de la Terre, il y ait la même durée quotidienne et le même âge légal de travail, la même assistance et couverture médicale, les mêmes minima sociaux quand ils sont sans rien. C'est un rêve. Un rêve de paix. 11:00
(9:00 TU). R F I. Titres. Les tentatives de réorganisation de l'après-Saddam.
Retour au calme dans le Nord (de l'Irak). À
Bagdad, situation chaotique. Rumsfeld:
Pillages regrettables, mais compréhensibles. Selon Le Guardian, des
inspecteurs américains recherchent des "armes de destruction
massive". Les organisations humanitaires se préparent à reprendre leurs
activités. Paris, Londres, Rome, Washington : nouvelles manifestations des
Pacifistes prévues aujourd'hui. - Ce matin, j'ai également entendu que les
soldats américains recevraient des jeux de 55 cartes avec les photos, noms et
caractéristiques des principaux leaders irakiens en fuite qu'il faut
retrouver, morts ou vifs. Des affiches seraient également placardées sur les
murs. Wanted. Vingt-quatrième
jour de printemps 11:00. Batignolles. Le spectacle de la guerre se déplace. Je suis sorti, hier, pour marcher en silence du côté de Barbès où les populations du monde entier se croisent entre les étals de légumes. J'ai acheté de la menthe, bu un jus de fruits. Rigolé. Il est possible de se croiser. D'exister ensemble. Dans la paix des braves. - Je sais bien qu'une part de notre violence est innée. Nos cultures sont des tentatives pour la sublimer. Et la traînée de sang de la culture, sa barbarie, dont parle Dietmar Kamper, provient de la manière d'envisager les différences, la prétendue supériorité d'une culture, d'une symbolique sur l'autre. Les symboles sont des systèmes d'orientation pour l'imagination humaine, pour nos rêves. On ne peut pas les traduire. On peut simplement les comprendre ou non. Apprendre à les respecter. Ce problème est ancien. La Rome antique le connaissait déjà. Et le monde hellénique avant elle. Ces gens-là ne s'en étaient pas trop mal sortis. Mais ils n'existent plus. Ils ont muté. Nous sommes le résultat de cette mutation. Et nous disparaîtrons à notre tour. Aucune civilisation n'est éternelle. Aucune oeuvre ne l'est. Tenons-nous-le pour dit. - Le problème reste la traînée de sang. Le passage à l'acte violent. L'Art est un passage à l'acte pacifique, inspiré. L'Art est un remède pour la violence en nous. Mais encore faut-il vouloir se soigner. Le cinéma à grand spectacle d'Hollywood n'est plus un remède. C'est de l'huile sur le feu. Comme les jeux vidéo. On n'arrête pas de se taper dessus dans ces "films d'action", ces "jeux de guerre" sans vraiment savoir pourquoi. Comme si on préparait les jeunes esprits à faire la même chose dans le monde réel. Il suffit d'une bonne raison, et toutes les cruautés sont permises. La loi du temps de paix cesse brusquement d'être en vigueur pour faire place à de nouvelles "règles du jeu". La loi martiale s'installe. Elle est simple : tuer ou être tué. - Ainsi, la paix restera toujours une parenthèse de l'Histoire. Si on continue de laisser faire ces gens. C'est tellement facile : on détruit tout, et on se partage le gâteau de la reconstruction. Mais, avec les "effets indésirables", "pervers", et surtout la dissipation d'énergie, l'entropie, les déserts s'accroissent. Avec la fabrication des armes pour ses actions guerrières, Rome avait dévasté les forêts du bassin méditerranéen. À présent, la Rome moderne procède à la désertification du monde entier... 12:00. France 3 Paris. Engueulades télévisées de politicards à propos des manifs "anti-guerre". On n'entend rien. On ne comprend rien. C'est lamentable. Une "lofteuse", Kenza, née à Bagdad, qui fait la "tournée de promo" de son livre sorti fort à propos (titre: Un jour j'ai quitté Bagdad), prend la parole pour ne rien dire. Le brouhaha reprend. L'animateur donne la parole à un philosophe. Il s'énerve d'entrée: "Il faut arrêter de dire n'importe quoi..." Kenza gueule. C'est un aboiement collectif. Un journaliste russe: "Ça me gêne qu'on crie comme ça..." Kenza s'époumone à nouveau pour ne rien dire. Personne ne dit rien. Les invités parlent les uns à côté des autres. Ils n'entendent rien, ne laissent aucun raisonnement aller au bout, pas même le leur. J'ai l'impression que certains sont déjà bourrés. La lèvre ironique, un politicien dit que "Saddam" a été "notre ami" pendant très longtemps. Un journaliste balance tous les massacres commis par l'ancien régime. L'animateur donne un résultat de sondage : Deux américains sur trois sont contre les produits français" (!) Et les gueulantes reprennent avec Kenza qui se fait agresser par Romain Goupil. Il beugle encore plus fort que les autres. Il a sûrement oublié de prendre ses calmants, hier soir. Le communiste est trivial. Je pense à une marque de chien dont le nom ne me vient pas à l'esprit. Le gremetz. C'est au tour du dîneur Benhamou. Puis le goupil traite le gremetz de menteur, qui fait tomber de son bec un fromage. L'animateur conclut l'émission "qui a été un peu houleuse". Générique. Pub. Divertissements sur les autres chaînes. - Ce matin, j'ai entendu que Tikrit, la ville natale de Saddam Hussein, résistait encore. Mais on dit aussi que cette guerre est finie. En tout cas, elle paraît "jouée". 12:32. Canal+. Le présentateur parle du vingt-cinquième jour de guerre et lance un reportage sur les combats à Tikrit. - "Le conseiller scientifique de Saddam" s'est rendu. Il déclare qu'il n'y a pas d'armes de "destruction massive" sur le territoire de l'Irak. 12:40. Émission satirique d'infotainment (information & divertissement). Les images sont flanqués de commentaires drôles et cyniques. On montre les "scènes de liesse", puis le discours d'un gouverneur au ground zero (ex-WTC, New York), qui veut fondre le métal de la statue géante du "dictateur" pour la couler dans les fondations des Twin Towers en vue de "reconstruire (rebuild) l'Amérique". Il faudrait dire à cet homme que c'est l'Irak qui a été détruit. Par l'Amérique. Mais cet homme parle indirectement du fric que les Américains vont empocher comme butin de guerre. Et elle en avait besoin. - Reportage, commentaire: "...La confusion des esprits est à la hauteur du chaos général... Le pillage est méthodique..." On montre des fedayin aux armements dérisoires qui passent pour de pauvres types: "C'est le martyre ou la victoire... Je vais transformer mon corps en Scud..." Puis on voit des militaires américains qui tirent sur des automobilistes parce qu'ils "flippent", comme le veut le commentateur. Les victimes sont des civils. On les ensevelit dans une fosse commune improvisée quelque part dans le no man's land de la ville 13:06. France 2. L'envoyé spécial à Bagdad dit que l'ordre revient progressivement malgré les pillages qui continuent. Reportage sur les chrétiens (orthodoxes) d'Irak. - C'est dimanche. Premier jour de la Semaine sainte. - 13:20. Football. Cyclisme. 13:22. France 5. Fin de l'émission TV sur la TV. Reportage, puis débat sur la chaîne arabe Al-Jazeera. Un observateur dit qu'il y a une grande contradiction dans la ligne éditoriale de la chaîne d'information qui a diffusé les cassettes de Bin Laden puis les messages de Saddam Hussein. On épilogue sur la beauté des présentatrices orientales (!) 13:34. Publicité, divertissement à tous les étages. 19:34. T F 1. Succession de reportages sur l'Irak. Scènes de liesse. Aveux de tortures. Kurdes heureux. Commentaires dans la ville de Kirkouk: "Ce que vous entendez là, ce sont des tirs de joie... Il n'y a aucun problème... Tout va bien, nous sommes très très heureux..." 19:40. France 3. L'envoyée spéciale en direct de Bagdad : "Ici c'est le Far West, en fait... plus personne n'a d'autorité... Les GIs sont de plus en plus attaqués, ils arrêtent le moindre suspect..." - Présentateur: "...Toujours aucune trace d'armes de destruction massive..." - L'envoyé spécial dans le Nord de l'Irak: "Revanche des Kurdes... revanche sur la politique d'arabisation forcée... Une revanche qui augure mal de la suite..." 19:45. Arte. Titres. Présentatrice: "D'intenses combats opposent les Américains aux forces irakiennes"... "La bataille de Tikrit vient de commencer." Reportage, commentaire: "Les combats se dérouleraient aux portes de la ville... Ce soir, Tikrit est la dernière grande ville à ne pas être contrôlée par la Coalition..." - Reportage à Bagdad: Depuis quelques heures, la vie reprend ses droits... Le trafic de bus reprend entre Bagdad et le Sud... Les pillards n'ont pas disparu... Pour la première fois depuis mercredi, des slogans anti-américains... les Américains sont accusés de ne pas s'interposer (dans les opérations de pillage)..." - Mise en garde (américaine) à la Syrie. Présentatrice: "Le pays est clairement dans le collimateur des États-Unis..." - Dominique de Villepin (Affaires étrangères, UMP) se rend à Riyad, puis à Damas. Commentateur: "L'opinion publique arabe est franchement hostile à la présence américaine en Irak." - Titre: "En Israël, Ariel Sharon se transforme en colombe." Il se déclare prêt à rendre certaines colonies aux Palestiniens. Et il vient de lever l'état d'alerte sur l'ensemble du territoire. 20:00. France 2. Tommy Franks (commandant en chef des forces américaines): "Il n'y a plus aucune grande ville irakienne sous le contrôle de Saddam." Ce matin, en direct sur CNN, une équipe de journalistes de la chaîne, qui tente d'entrer dans la ville de Tikrit, essuie de tirs. Par téléphone, une correspondante de RFI raconte que seuls les fedayin opposent de la résistance aux Américains, et que 22 chefs de tribu veulent négocier une reddition de la ville. - Les Américains vont organiser des patrouilles conjointes avec d'anciens policiers du régime pour rétablir l'ordre à Bagdad. L'envoyé spécial en direct de la capitale irakienne: "La situation s'est un petit peu calmée en ville... les Américains sont intervenus : ils ont refoulé des pillards... Les magasins commencent à rouvrir... Ceci dit, la guerre n'est pas terminée... Il y a un retour à l'ordre, mais qui est très progressif." Selon la TV kurde, un demi-frère de Saddam Hussein aurait été capturé près de la frontière. Un autre a été tué avec un tir de missile guidé par satellite, envoyé sur sa ferme près de Bagdad. Il avait été repéré à cause d'un coup de fil à sa famille en Europe pour annoncer sa fuite. Interviewé par la chaîne CNN, Tommy Franks confirme que ses services sont en possession de l'ADN de Saddam Hussein (!) qui, quant à lui, "semble s'être évanoui dans la nature", comme se conclut le commentaire français. - Reportage sur des victimes de la torture par l'ancien régime. Un homme affirme être resté trois ans dans les locaux des services, torturé à l'électricité. - Présentatrice: "Un début d'organisation se met en place" (à Bassora). - Reportage sur le saccage du Musée d'archéologie à Bagdad qui contient 170.000 pièces de l'Antiquité (mésopotamienne). - La Bibliothèque de Bagdad (qui contient d'importants manuscrits) a été incendiée par des pillards après avoir été volée. - Cet après-midi, George W. Bush déclare à la TV américaine que la Syrie cacherait des armes chimiques.
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