SKARLET - XVIII - Épilogues Pendant quelques jours, il a fait 25°C à Paris. Une chaleur infernale pour la saison. Les touristes en bermudas croisaient des apaches emmitouflés qui n'ont pas consulté la météo avant de crapahuter sur les boulevards. Et les paysans du Nord-Ouest de la France commencent à se plaindre de la sécheresse...! Je n'ai suivi les actualités irakiennes que d'une oreille distraite ces dernières quarante-huit heures. Le repos du guerrier, si j'ose dire. Et je n'avais plus envie d'être un porte-voix. Je ne suis pas leur secrétaire. Personne ne me paye pour ça, et je n'ai pas cherché à me placer dans ce boulot-là. Mais si j'ai bien compris les titres des journaux, la guerre en Irak est finie, même si personne ne prend encore le risque de titrer clairement dans ce sens. À plusieurs reprises, les soldats américains, - "flippés", à ce que l'on dit, - ont tiré dans la foule, à Mossoul d'abord, où il y aurait eu une quinzaine de morts. Cette ville et d'autres sont loin d'être "sécurisées". - On annonce un grand pèlerinage chiite à Kerbala où plusieurs millions de fidèles sont attendus. Hier soir, un reportage sur les religieux de cette confession, en désaccord avec la minorité sunnite qui réside principalement à Bagdad, fait penser que cette population majoritaire en Irak souhaiterait un État islamique sur le modèle de l'Iran. Tout porte à croire, en cette semaine pascale, que la côte des religions monothéistes, aux interprétations et remaniements issues du Moyen-Age, ne cesse de grimper chez les pauvres gens. Comme s'il n'y avait jamais eu de grande civilisation arabe prônant l'éclectisme et la tolérance, de Renaissance occidentale, de Siècle des Lumières (Aufklärung). Comme s'il n'y avait jamais eu d'histoire de l'humanité, au sens collectif, évolutif, progressif. - À Bagdad, des souches de virus dangereux (comme celui de la polio) ont disparu d'un laboratoire pillé, ce qui fait naître une vive inquiétude. On épilogue également sur les pillages des Musées archéologiques de Mossoul ("Nimrod") et de Bagdad, dont les quelque 200.000 pièces ont disparu ou été cassées. À ce propos, j'ai trouvé, hier après-midi dans l'un des passages parisiens chers à l'écrivain Walter Benjamin (1892-1940), un livre de la philosophe Simone Weil (1909-1943), La pesanteur et la grâce, où j'ai lu ces lignes: "Tendance à répandre le mal hors de soi: je l'ai encore! Les êtres et les choses ne me sont pas assez sacrés. Puissé-je ne rien souiller, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans ma pensée. Même dans les pires moments, je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. Pourquoi donc autre chose? Pourquoi par exemple un instant de la vie d'un être humain qui pourrait un instant être heureux?" Ce matin, le quotidien Libération (daté du 19 & 20 avril) ne consacre plus qu'une seule double page aux nouvelles de l'Irak, surtitrée: Les Américains sont un moindre mal. On s'attarde sur l'apparition télévisée de Saddam Hussein diffusée hier par Abou Dhabi TV, un nouveau "bain de foule" qui aurait été filmé le 9 avril dans les quartiers Nord de Bagdad. L'éternelle interrogation fait son come-back: Est-ce "le vrai ou un sosie"? Le papier d'Annette Lévy-Willard insiste: Vrai Saddam? Ou son double? Vieilles images? Montage? Voix trafiquée? Les experts se sont succédé(s) vendredi pour donner leur avis, pendant que la Maison Blanche déniait toute crédibilité à ces images de Saddam Hussein et de son fils, Qoussaï, prenant un bain de foule le jour de la chute de Bagdad... On trouve également sur cette double page l'information annoncée hier par les journaux télévisés, reportages à l'appui: La firme américaine Bechtel rafle les chantiers de reconstruction. Ce contrat lui rapporterait la somme de 680 millions de dollars. L'un des directeurs actuels de cette société, George Schultz, appartenait au gouvernement Reagan, tout comme Caspar Weinberger, qui faisait également partie du comité directeur de Bechtel. - Enfin, on annonce que la prière du Vendredi a été suivie d'une manifestation où une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes scandait: Non à Bush! Non à Saddam! Oui oui à l'Islam!... Le "journal de la mi-journée" sur la chaîne publique France 2 ouvre sur le week-end pascal, les embouteillages sur les autoroutes, puis évoque un incendie en Bretagne dû à la sécheresse, les cérémonies de la Pâque chrétienne à Rome, les mesures d'hygiène prises à Hong-Kong pour combattre la "pneumopathie", le congrès du Front National, un an après le succès de son leader au premier tour des élections législatives en France. Puis seulement vient une page assez succincte sur l'Irak: On annonce le départ des marines remplacés par 30.000 hommes d'infanterie stationnés au Koweït, appelés à "sécuriser le territoire", à "rétablir l'ordre", une manière pour le Pentagone de "marquer la fin des opérations militaires en Irak". On fait état de la capture d'un cinquième dignitaire de l'ancien régime: il s'agit du ministre des Finances, "ami personnel" de Saddam Hussein. On mentionne les manifestations chiites hostiles à une "occupation américaine". Et on diffuse un reportage sur la ville de Bagdad, où la vie recommence à être "normale", si l'on excepte le manque d'eau et d'électricité. Par deux fois, l'expression après-guerre est prononcée au cours de ces brefs reportages pour caractériser la situation présente en Irak. Et le mot paix reste tabou. (20 avril, dimanche de Pâques) Il pleut. Hier soir, dans la grand-messe cathodique du samedi soir, l'humoriste Guy Bedos a déclaré son amour pour l'Amérique en apostrophant Bush qui n'aurait jamais vu aucun film de Cassavettes, et qui penserait, si on lui parlait de Gershwin, qu'il s'agit d'une marque de gin. Puis le cinéaste Romain Goupil est venu défendre le bien-fondé de la guerre en Irak. Ce talk-show a été enregistré dans la semaine (jeudi, je crois). Je savais que le goupil allait encore aboyer. Mais il commence calmement en disant que le type qui avait gueulé sur les plateaux récemment, c'était son sosie. Belle entrée en scène. Puis, il se met à aboyer. Le preneur de son fait glisser son doigt sur le curseur. À la fin de son numéro, il quitte le plateau en faisant la bise à tout le monde : guerre, anti-guerre à la française...! - Dans mon dos, la grand-messe catholique. D'une voix tremblante, le Pape prononce ses vœux pascaux en 62 langues. Il finit en latin. Et en chantant. Alléluia. - Je zappe sur l'émission hebdomadaire des spécialistes des médias (12:30, France 5). Sur le plateau, trois envoyés spéciaux en Irak (radio, presse écrite et télévision) revenus au bercail. On épilogue sur le métier, ses dangers, ses risques sous un régime dictatorial en état de guerre. On parle de l'ambiance "parano" qui régnait à Bagdad. De l'officier du Baas qui chaperonnait les trois centaines de journalistes sur place, accordant ou non les autorisations de tournage, à "la gueule du client". De la rétention d'informations compromettantes pour le régime, afin de ne pas se faire expulser. De la polémique entre les concurrents américains Fox News et CNN à ce sujet. De la difficulté de collecter des informations valables. Et de les vérifier. De la résistance d'une Garde républicaine étrangement absente, d'une "botte secrète" de Saddam Hussein auxquelles on s'attendait et qui n'ont pas eu lieu. De la menace chimique qui planait sur cette guerre. De l'interprétation des images (disponibles sur les "banques d'échange") par des rédacteurs parisiens qui mitonnent leurs "sujets" sans être sur place. On avait par exemple évoqué un "moment historique" comme la Chute du Mur de Berlin à l'occasion du déboulonnage d'une statue de Saddam Hussein, filmé en plan serré. En fait, les plans larges montrent qu'il n'y avait pas beaucoup de monde sur cette place de Bagdad, et que la moitié des gens présents se désintéressaient du spectacle. Un autre reportage porte sur les images, - tournées par une équipe australienne dans un quartier Nord de Bagdad, Adhamiya, interprétées (à juste titre) par une chaîne TV comme une "bavure" américaine, - où l'on voyait, de nuit, des artilleurs excédés ("flippés", "paranos") exploser un véhicule de civils, tuant trois occupants. Une autre chaîne a diffusé ces mêmes images en prétendant qu'il s'agissait d'un combat de soldats américains avec des feddayin défendant une mosquée. La "bavure" de l'infanterie américaine aura été confirmée un peu plus tard par le New York Times. (21 avril, lundi de Pâques) Je vais clore cette chronique. J'ai déjà voulu le faire à plusieurs reprises. Il serait pourtant utile de la continuer pour rendre compte des changements de ton, de discours dans les médias en regard de cette guerre et de la "couverture" qui en a été faite. Les mots "couverture" et "couvrir" transportent d'ailleurs un double sens éminemment "révélateur". On veut révéler et on cache. Finalement, on borde le bordel. Or, bordé ou pas, un bordel reste un bordel, et je ne parle pas de maisons closes mais de maisons détruites, de ruines, de boue et de sang, de pauvres gens massacrés. Et de leur "instrumentalisation". - J'entends à l'instant (10:48, FIP) que "Saddam Hussein serait toujours en Irak où il se déplacerait en permanence." L'histoire est donc sans fin. Autant dire qu'elle a cessé d'être "historique". Car une histoire, du point de vue dramaturgique, se caractérise par les fins qu'elle propose. Les solutions du conflit dont elle s'est nourrie. La paix, par exemple. Ou, du moins, l'armistice. Ou encore la déchéance de ses "héros tragiques". - J'ai déjà remarqué que le mot "paix" était étrangement absent du vocabulaire de nos chroniqueurs. Cyniques. - Moi aussi, je suis devenu cynique. On le devient. Malgré soi. C'est le processus même de la guerre, interminable, sans histoire, qui rend cynique. C'est pour ça que j'ai déjà voulu arrêter à plusieurs reprises. Mais on n'arrête pas comme ça, une fois la machine de guerre lancée. Et, sur le champ de bataille d'une guerre industrielle, les questions de 1914 restent étrangement actuelles: ... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique. - On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1929-1932, Gallimard 1952)
Ulrich
Härter : Passion
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