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SKARLET

Warblog - Journal de guerre

- XIII -

Vingtième jour de guerre
(mardi 8 avril 2003)


10:37. Batignolles. Ce matin tôt, j'ai entendu que Saddam Hussein et ses deux fils auraient été tués dans une "villa civile". Ce n'est sans doute qu'une autre rumeur. Il s'agirait de la nouvelle attaque au missile d'un quartier résidentiel de Bagdad, qui a eu lieu hier. Les radios d'information qui ronronnent dans mon dos n'en font pas état, pour l'instant. Si la chose était avérée, tous les programmes seraient sûrement interrompus. R F I : Antenne libre sur la situation au Congo (RDC). France Info. Mention de la première femme d'origine amérindienne tuée en Irak (tribu Hopi) à propos d'un roman qui vient de paraître. 10:53. Titres. Deux chars américains ont pris position sur un pont central de Bagdad. De violents bombardements aériens du côté du palais présidentiel. Les Américains affirment avoir tué de hauts dignitaires du régime irakien dans le bombardement d'un bâtiment, hier. 11:00. Les combats se poursuivent et s'intensifient à Bagdad... Apparition des hélicoptères Apache (et Cobra) dans le ciel de la capitale... Les troupes américaines tentent de passer du côté Est de la ville... Les bombardements de la nuit ont touché les bureaux d'Al-Jazeera. La chaîne arabe de TV accuse les Américains d'avoir tiré délibérément..... Des journalistes ont été blessés, d'autres tués (hier deux sont morts, dont l'envoyé spécial de l'hebdomadaire allemand Focus)... J'éteins la radio. La télévision ne montre aucune image de guerre. Les enfants d'ici sont en vacances. - Moi aussi, je vais arrêter de transcrire cette guerre. Peut-être s'arrêtera-t-elle plus vite, si nous écrivons sur la paix. Mais je ne devrais pas nous accorder autant d'importance. Les écrivains s'accordent toujours trop d'importance (même dans l'effacement)... J'écoute de la musique. Et j'attends. C'est sans doute une attente paisible. Une attente d'ici. Non pas les attentes inquiètes de là-bas que l'on ne veut pas voir se réaliser... Les attentes du pire... - Un jour, tout cela cessera... Les hommes auront compris l'erreur humaine, l'horreur humaine... Ils se lasseront de leur violence... Ou alors elle les aura détruits... Mais les consignes de pacification ne viendront pas d'en haut, comme par décret municipal ou par sentence divine... elles viendront de notre moi profond, celui dont un poète a dit: "Je est un autre..." 

12:06. France 3. Je regarde les images muettes des bombardements, des explosions des bâtiments, une succession d'attentats du 11 septembre, qui à juste titre choquent le monde arabe comme ils devraient choquer les maçons et les habitants d'immeuble du monde entier. Puis apparaît la carte de la météo parisienne. Froid et ensoleillé. Nous sommes les victimes du zapping. Nous n'avons même plus à appuyer sur notre télécommande. On zappe pour nous. -  12:27. De nouvelles images de bombardements. L'écran montre surtout du brouillard. Puis des blessés. Les témoignages de gens harassés. Je mets le son. Envoyée spéciale en direct de Bagdad: "Je me trouvais à côté du caméraman espagnol qui a été blessé, qui a été amputé d'une jambe... Nous sommes allés dans la chambre de Reuters (trois victimes annoncées ce matin)..." La présentatrice lui demande dans quel état d'esprit les journalistes se trouvent ce matin (après le tir d'obus américain sur l'hôtel Palestine qui a fait de nombreuses victimes dans leurs rangs). Elle n'entend pas la question: "...Les combats ont démarré à Bagdad ce matin très tôt... combats de rue... d'un côté les Américains avec leurs chars... de l'autre les Irakiens..." La présentatrice coupe le récit de l'envoyée spéciale en direct pour lancer un reportage sur la situation à Bagdad. - Bassora: Un reportage sur la pacification britannique. Quelques témoignages de gratitude de la part d'hommes de la rue qui ne veulent plus du régime. Reportage sur des soldats d'origine sud-américaine tombés, faits citoyens (nord-)américains à titre posthume. - Reportage sur les pacifistes espagnols qui portent plainte contre leur gouvernement pour viol de la constitution, l'ultimatum lancé aux Açores (par Bush, Blair et Asnar) n'ayant pas été approuvée par le parlement. - Des masques vendus au Canada contre l'épidémie de pneumonie. Les autorités craignent une aggravation. À Hong-Kong mesures de décontamination et de quarantaine. On soupçonne les cafards d'avoir propagé le virus (dans un immeuble où il y a eu plus de deux cents contaminations)...

12:53. France Info. Titres. Les forces américaines ont apparemment lancé une offensive majeure sur Bagdad ce matin... Bourse en baisse: CAC40 -0,9%.

12:55. Canal +. Images de blessés amenés à l'hôpital sans commentaire. - Présentatrice: Le plan du Pentagone (pour l'après guerre) est prêt depuis longtemps...

13:00. T F 1. Reportage sur l'avancée américaine à Bagdad: ...Les poches de résistance sont pulvérisées l'une après l'autre... Reportage sur la destruction du bureau d'Al-Jazeera (un journaliste tué). Envoyée spéciale en direct de Bagdad: "...Ici, personne ne comprend (l'obus sur l'hôtel Palestine, cinq journalistes blessés, l'un - le caméraman espagnol - mort de ses blessures), et la douleur est très forte parmi la communauté journalistique." - Selon les services américains, trois espions à Bagdad, et l'interception de télécommunications, auraient permis d'acquérir la certitude que Saddam Hussein (et ses deux fils, des hauts dignitaires, des membres des services irakiens) se trouvaient dans un immeuble (du quartier Al-Mansour à Bagdad), qui fut bombardé quarante-cinq minutes après (avoir obtenu cette information, hier). Envoyé spécial en direct de Bagdad: "... La traque continue... Ils n'hésiteront pas à faire quelques victimes civiles pour toucher la tête du régime... quatorze morts hier, à Al-Mansour..." - Les Américains annoncent la prise de la base (de l'aéroport militaire) d'Al-Rachid (Sud-Est de la ville) - On montre les images tournées à Bassora par une équipe de TV anglaise. Scènes de pillage. - Correspondant sur la route de Bassora à Bagdad (par téléphone): "Il est fort probable que dans les heures à venir d'autres villes vont tomber (après la chute annoncée de Bassora)..." - Reportage sur les assiégés de Bassora (3 millions d'habitants) qui manquent d'eau depuis deux semaines. Scènes de colère. - Prix du pétrole orienté à la baisse. - Manque de médicaments, de matériel chirurgical dans les hôpitaux...


Médocs, photo : Grégoire Lyon

14:30. Batignolles. Divertissements sur tous les canaux hertziens (séries américaines, allemandes, émission trash sur France 3, éducative sur France 5). Impossible de trouver un marchand de journaux ouvert dans le quartier. Les vacances. Au square, les filles lisent leurs livres sur les bancs au soleil. Un couple d'amoureux se compte fleurette, main dans la main. Les pigeons se disputent leur pitance, puis ils se mettent à roucouler. Les enfants en vacances jouent dans les bacs à sable, grimpent sur les constructions en bois et en métal. Deux joggeurs, un adulte et un gamin, décrivent une haletante répétition. Le ciel est immaculé. "Le printemps est évident car..."

17:58. France 2. Flash. Bilan de l'obus sur l'hôtel Palestine : deux morts, trois blessés. Envoyé spécial à Bagdad: Visiblement les forces américaines n'ont pas pour objectif d'occuper la ville : ils ont pour objectif l'investissement des bâtiments symboliques du régime (les "instruments du pouvoir")... - Question du présentateur à propos de la "mort de cinq journalistes en moins de vingt-quatre heures"... Réponse: ...Bavure de l'armée américaine... croyant à un tireur isolé (en apercevant une caméra à la terrasse de l'hôtel)... - Bush déclare à Belfast que les Nations Unies devraient jouer un "rôle vital dans la tâche" de reconstruction (en Irak). - Série américaine Urgences.

18:12. France 5. Émission de débat en direct. Correspondant à Bagdad: "...(selon une déclaration du) commandement américain: Plus on rentrera dans la ville, plus il y aura de victimes civiles..."

19:45. Arte. Titres. Trois journalistes tués aujourd'hui à Bagdad... Reportage sur "les redoutables fedayin de Saddam"...  Correspondant sur la situation à Bagdad: Les bombardements ont été très violents... Civils encerclés avec les soldats irakiens... Les Américains tiennent tous les accès à la ville... - Reportage sur les fedayin : Images en caméra subjective (de l'assaut d'un pont tenu par les GIs), cris, rafales de mitraillette. Commentaire: "Les hommes se replient avec leurs blessés, six au total, sans avoir utilisé leurs armes... maudissant l'Amérique... l'accrochage n'a pas duré plus de dix minutes... le pont est toujours sous contrôle américain..." - Reportage sur la "bavure": Le quinzième étage de l'hôtel Palestine a fait l'objet d'un tir de char américain... en face de l'hôtel (sur l'autre rive du Tigre), les bureaux d'Al-Jazeera ont été touchés... Les Américains rejettent toute accusation dans les deux cas: "Les journalistes ne sont pas une cible militaire"...

20:00. France 2. Titre écrit sur l'écran: JOURNALISTES : Morts pour informer. Le présentateur lance le premier reportage: Bagdad, "une ville qui petit à petit échappe à tout contrôle". Commentateur: "Bagdad, ville ouverte ou presque... Les Irakiens ont pratiquement cessé le combat... Ce soir, Bagdad n'est plus défendue..." Envoyé spécial en direct de Bagdad: "On a le sentiment qu'on est en train de basculer sur la fin de cette guerre... Bombardements quasiment incessants... (chez certains miliciens) on attend la chute du régime..." - Le même reportage sur les fedayin que sur Arte à l'instant (filmé par des journalistes de l'agence Gamma). - La TV irakienne a cessé d'émettre... - Interrogations sur le sort de Saddam Hussein, quatre bombes à guidage par satellite ayant été larguées sur le quartier d'Al-Mansour. Les Américains pourraient avoir été influencés par les images du "bain de foule" de Saddam Hussein, voici quatre jours dans le même quartier... Le commentaire conclut: "Une seule certitude: ce bombardement a fait au moins quatorze victimes civiles". - Reportage sur le tir du char américain, qui est montré, puis sur la panique à l'hôtel des journalistes... Au QG (américain), on refuse de parler de "bavure"... De l'autre côté du fleuve, sur le toit du bureau d'Al-Jazeera, un missile a touché un journaliste... Une veillée funéraire a été organisée ce soir à Bagdad : depuis le début de la guerre, onze reporters ont été tués... Envoyé spécial en direct de Bagdad: "Ce soir, à cette cérémonie, on a essayé de rappeler (les conditions difficiles de notre métier)... on est vraiment scandalisés que cet hôtel a été pris pour cible... c'est visiblement une erreur américaine, une erreur impardonnable."

20:22. Batignolles (22:22 à Bagdad). Je coupe le son. Et j'essaie de m'imaginer, dans ce crépuscule parisien apparemment paisible, la nouvelle nuit d'enfer qui vient de commencer là-bas. Tandis que le public d'ici, déjà, se lasse de cette "couverture médiatique" qui lui apporte quotidiennement l'horreur humaine dans les assiettes. Faut-il l'appeler saine, cette indifférence? - Il se trouve que les prime time tombent au moment des repas. Où est la cause ? Où est le vice ? En tout cas, je trouve qu'il est malsain d'engloutir de la nourriture le regard vissé sur les champs de bataille. Si les gens sont tellement seuls qu'ils ont besoin de bouffer devant leur télé (au lieu de parler ensemble), qu'on leur donne au moins du bon divertissement. Et la guerre n'est pas un bon divertissement. Qu'on se le dise, au besoin. Du moins pas pour ceux qui l'ont vécue ou la vivent là-bas et partout ailleurs, - ceux qui connaissent les affres de la persécution réelle, la menace de mort omniprésente, la peur pour les proches. - Et la télé de Bagdad n'émet plus. Il n'y a plus d'électricité. Plus d'eau. Que font les pauvres gens dans le grondement incessant, obsédant de la machine de guerre? Comment rassurent-ils leurs enfants qui pleurent? Comment se consolent-ils? Se blottissent-ils les uns contre les autres? Quelle musique écoutent-ils pour apaiser leur anxiété? - Le problème le plus pressant pour nos sociétés occidentales est celui de la solitude qui résulte de notre indifférence les uns vis-à-vis des autres, de notre égoïsme issu d'un système basé sur la valeur marchande de la personne humaine (et de tous les autres êtres naturels). Or la vie n'a pas de prix. Et la nature n'en a pas davantage, n'en déplaise à ses exploitants du monde entier. Ou bien qu'on me dise le prix du soleil. Le prix d'un ouragan. Le prix d'une comète. Et qu'on me dise si le prix de la vie de Vincent Van Gogh équivaut à la somme que son œuvre réunirait aujourd'hui sur le marché de l'Art. Ou à ce qu'il en a retiré de son vivant. Et qu'on me dise surtout si cette vie, ou une autre, a un prix plus élevé ou plus bas que celle de la gamine d'un paysan irakien, morte par overkill américain. - Oui, quelle musique écoutent-ils, les pauvres gens assiégés? Quelles pensées ont-ils? Des pensées de haine? Se plaignent-ils? Gardent-ils le silence? Se racontent-ils des histoires? Et lesquelles? 



Légende: Les Américains s'attaquent 
aux principaux centres du pouvoir. 
Les combats s'intensifient
(source AP). 

Titre: La chute de la capitale irakienne est proche.

>De violents combats se poursuivent, mardi, à l'intérieur du palais présidentiel de Saddam Hussein à Bagdad ainsi qu'aux alentours. Le ministère du plan a été bombardé. Selon la télévision américaine MSNBC, plusieurs responsables du Pentagone estiment que Saddam Hussein et ses fils ont été tués lors du bombardement, lundi, des maisons où se seraient trouvés plusieurs "hauts dirigeants" du régime, agissant sur des renseignements précis. Les Britanniques contrôlent Bassora. Les hôpitaux irakiens sont submergés.< (cet après-midi sur lemonde.fr)

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