WOLFGANG KAEMPFER
 

Le double jeu du temps à la lumière de l’expérience humaine (*)
 

traduit de l’allemand par

Stefan Kaempfer

 

 

Introduction générale

 

1. Le double sens du temps

 

Que l’on considère les univers macroscopique ou microscopique, un simple regard nous montre qu’il n’y a rien qui ne soit en mouvement. Même les “états stationnaires”, que l’on peut observer, recèlent un fond mobile: aucune parcelle de matière qui ne vibre, aucun atome qui ne suive les fréquences déterminant son échange d’énergie. Un morceau de ferraille oublié dans un coin n’est plus le même quand, des années après, on en réexamine la microstructure. A la base de la matière, au sein des “substances”, toute masse est force ou énergie animée, selon la fameuse découverte d’Einstein.

Cependant, un second regard peut nous apprendre que le temps joue un double jeu: il se répète et ne se répète pas. Il revient sous forme de saisons, de jours et d’heures, ou ne revient pas comme la naissance et la mort, comme un instant de bonheur vécu. Paradoxalement, le temps s’écoule dans deux directions à la fois, et l’on ne s’étonnera pas que les humains pensaient devoir privilégier tantôt l’une tantôt l’autre, sans comprendre que le temps agit en vérité sur deux plans à la fois et qu’il est impossible de le “fixer” sur l’un des deux. Voie à sens unique d’une part, il n’est pas récurrent comme on ne revient pas de la mort; sens giratoire de l’autre, il possède un caractère circulaire, appelé à se répéter comme le cycle organique d’un être vivant - humain ou animal -, les vibrations des cristaux ou encore les fréquences des atomes

L’idée de “non-retour” correspond au temps de la croissance et de la déchéance, de la génération et de la corruption des systèmes: il s’écoule sur la ligne d’une temporalité historique; il est irréversible. Le temps du “retour”, quant à lui, assure la conservation des systèmes, la régularité de la trajectoire qu’une planète décrit autour de son soleil, des impulsions électromagnétiques qui constituent un atome, des cycles d’un organisme vivant: ce temps suit la trajectoire d’un cercle; il vibre; il oscille; il est réversible.

En règle générale, ces deux sens du temps font œuvre commune. Les temporalités irréversible et réversible, historique et circulaire, forment un “couplage” qui entraîne tout système simultanément dans les deux directions. Au sein de cette synchronicité, les deux vecteurs temporels, linéaire et circulaire, s’influencent mutuellement. On peut s’en convaincre par l’observation suivante: étant donnée l’obligation de puiser dans la même source d’énergie, les deux vecteurs se trouvent soumis à la loi de conservation de l’énergie (selon le Premier Principe de la thermodynamique). Si par conséquent l’un des deux vecteurs venait à s’accélérer de façon significative, ce serait nécessairement aux dépens de l’autre.

L’atome et la lumière fournissent l’exemple le plus simple pour illustrer la domination, le “triomphe” de l’un des vecteurs sur l’autre. En concédant un facteur de transformation, un “temps historique” à cet élément basique de la matière qu’est l’atome, et en s’accordant sur le fait qu’aux conditions terrestres et à certaines exceptions près (par exemple les atomes radioactifs), ce facteur devrait tendre vers zéro en raison de l’extraordinaire stabilité des atomes, on peut montrer que les échanges d’énergie constitutifs de l’atome s’effectuent à la vitesse absolue (celle de la lumière); avec les grandes quantités d’énergie mobilisées par ce processus, qui se tiennent en échec les uns les autres, une transformation (une “histoire”) de l’atome est devenue impossible puisqu’elle nécessiterait un supplément d’énergie.

Contrairement à l’atome, la lumière - les photons d’Einstein - ne témoigne d’aucun échange énergétique: elle n’a aucune masse inerte ou substrat qu’il s’agirait de “conserver”; elle se déplace donc toujours à la vitesse absolue. Dans ce cas, le temps de la conservation, du recyclage d’énergie (le temps cyclique ou “circulaire”) tend vers zéro.

Alors que l’atome épuise toute son énergie à des fins de conservation, ce qui en interdit la transformation, la lumière se “dépense” en pure énergie de rayonnement sans conserver quoi que ce soit; aucun rayon lumineux n’est jamais revenu à sa source: cela en fait l’expression pure du “temps historique”, entendu comme facteur de transformation, et ce malgré le modèle imaginé par Einstein qui suppose la courbure et la récurrence du rayon lumineux (exceptons également les effets de miroir que l’on pourrait objecter); ne possédant aucune masse, la lumière représente le facteur de transformation “en soi”, sans cependant être à même de “changer” quoi que ce soit.

 

On appellera ici “temps historique” le vecteur ou facteur qui transforme un système donné de manière irréversible. En suivant la suggestion de Friedrich Cramer[1], il convient de l’exprimer par le symbole ti. On utilisera l’expression “temps circulaire” pour désigner le vecteur ou facteur qui assure la conservation d’un système donné, sa constitution et reconstitution par l’action de rythmes récurrents (réversibles, cycles, vibrations (Cramer propose ici le symbole tr).

En principe, l’interaction des temporalités historique et circulaire devrait se manifester à tous les niveaux. Comme les deux exemples extrêmes de l’atome et de la lumière nous l’ont suggéré, elle pourrait se fonder sur la Transformation de Lorentz, reprise par Einstein pour sa théorie de la Relativité Restreinte. Selon l’Invariance de Lorentz, la vitesse d’un système et la rotation de ses horloges (indicateurs temporels) forment un rapport inversement proportionnel: plus sa vitesse est lente, plus ses horloges tournent vite (abstraction faite des distances qui seraient également touchées). Si par conséquent les montres tournent à la vitesse de la lumière, force est de conclure que la vitesse du système est nulle (et inversement).

L’intérêt principal de la Transformation de Lorentz consiste en ceci: l’interdépendance entre v (vitesse systémique) et t (rotation des horloges) n’apparaît que si le système en question atteint des vitesses limite (maximale ou minimale, absolue ou nulle) et restera discrète dans les conditions régnant sur terre. Aucun engin terrestre, véhicule ou avion, ne parviendra à produire une accélération telle que l’on puisse observer un ralentissement de ses indicateurs temporels.

Il faut dire que les conclusions d’Einstein à propos de son observation fondamentale - l’interdépendance de v (ici ti) et de t (ici tr) par rapport à c (vitesse de la lumière) - sont difficilement compatibles avec le postulat d’un double sens du temps dont l’un serait irréversible. L’horloge universelle conçue par Einstein n’autorise pas l’idée d’un temps historique, car le caractère mobile de tous les systèmes du cosmos exclut l’hypothèse d’un système inerte où il serait possible de collecter des données objectives sur la vitesse systémique et la rotation des horloges. Celles-ci sont relatives à la position “subjective” d’un observateur qui se trouve toujours déjà en mouvement. Seule la relation de v et t à c reste objective. La constante de la vitesse lumineuse représente une limite absolue qui relativise toutes les autres mesures chronologiques sans que l’on puisse pour autant conclure à un facteur d’irréversibilité.

Il s’agit donc de savoir s’il faut envisager le cosmos comme un ensemble d’horloges imbriquées les unes dans les autres, qui neutralisent tout processus irréversible, ou bien s’il faut y voir un événement, un processus orienté dans un sens irréversible (historique) sans répétition possible.

Dans son modèle de pensée, Einstein a manifestement pris une décision en faveur, une fois encore, de l’universalité newtonienne avec son exigence d’une temporalité réversible (t«t1). À présent, on peut lui opposer un modèle inspiré de Prigogine au sein duquel le temps s’écoule aussi bien de façon irréversible (t¬¤®t1).

Ce problème d’une récurrence temporelle, de la réversibilité ou de l’irréversibilité du temps, constitue l’une des questions fondamentales de l’être humain, qui fut toujours “traitée” en donnant la préférence tantôt à l’un tantôt à l’autre sens; mais ce traitement arbitraire, fixant la réponse par avance, n’est pas facile à démasquer comme tel; alors que les peuples préhistoriques favorisaient en général le temps circulaire (tr), les peuples de l’histoire, et notamment l’Occident chrétien, se sont apparemment orientés sur la temporalité irréversible (ti). Cependant, avec la modernité européenne, un nouveau décret arbitraire, sournois et controversé, paraît s’installer, préconisant une fois encore le sens cyclique et réversible du temps sous la forme de la prévisibilité physique et mathématique telle qu’elle s’exprime dans l’univers de Newton. En effet, la physique classique, qui prévaut jusqu’à l’établissement du Second Principe de la thermodynamique (Carnot 1824 / Clausius 1850), postule la mathématisation exacte des procès temporels et donc leur “réversibilité” potentielle.

Mais on changera une fois encore d’orientation avec l’étude des courants thermiques; ceux-ci sont toujours à “sens unique”: la chaleur émanant d’une casserole remplie d’eau bouillante ne peut y retourner. En théorie, on devrait pouvoir calculer les microprocessus qui composent ce phénomène, mais comme l’ont montré les équations de Boltzmann, ces microprocessus comporteront toujours un facteur d’indétermination, certainement en raison de leur grand nombre. Depuis, on sait qu’un simple processus chimique témoigne d’une évolution irréversible.

L’axiome de la cyclicité (récurrence) du temps reste jusqu’à nos jours la clef de voûte des sociétés modernes basées sur la “libre circulation”. L‘actuel temps circulaire porte quasiment sans exception la marque d’une possible répétition, qu’il s’agisse des horaires des transports en commun, bus, trains, avions, ou des plans de vacances, de retraite, ou bien encore de l’organisation d’une année d’activité professionnelle. Il n’y a pas de parcours dans le temps qui ne serait virtuellement réitérable. Comparé à la perspective du temps historique - et de l’idée de répétition impossible qu’elle englobe - le monde où nous naissons (et sommes voués à la disparition) prend la forme d’un “royaume des ombres”, auquel nous réduisons le processus cosmique lorsque nous l’appréhendons comme un système d’horloges imbriquées les unes dans les autres. Le mathématicien Minkowski, concepteur du continuum spatio-temporel à quatre dimensions (sur lequel Einstein fonda sa théorie), l’appela en effet “royaume des ombres” et Einstein lui-même n’était pas très éloigné d’une conception qui pouvait faire de la biographie vivante d’un homme une “représentation”, une “apparence” (peut-être dans le sillage de Schopenhauer et de son Monde comme volonté et représentation  dont les influences se ressentent encore au 20e siècle).

Si l’on considère que les systèmes extrêmement stables ne sont capables d’assurer leur stabilité qu’au travers de phénomènes processifs, et que les effets alternatifs de nature électromagnétique qui constituent l’atome forment également un cercle temporel, on dira inversement que les “états stationnaires” observables ne sont, eux aussi, qu’apparence ou illusion. Un facteur ti - un coefficient de transformation - reste inscrit dans le plus stable des systèmes. Ainsi, aucune orbite planétaire ne se reproduit exactement de la même manière; les dérivations minimales ne sont pas l’exception mais la règle; et tout système de planètes est soumis, comme tous les autres phénomènes, à la génération et à la corruption.[2]

On peut dire qu’en réalité le caractère réversible du temps est une illusion engendrée par la mécanique classique; lorsqu’un mouvement est troublé (...) ou lorsqu’il atteint une vitesse limite, le système qui l’intègre se transforme aussitôt. Dans un système réduit à l’inertie - comme les hypothétiques »Trous noirs« du cosmos p. ex. - la matière pourrait avoir subi une condensation absolue, un »collapsus«, pour se transformer probablement dans un sens irréversible. (...) Les processus qui prennent la forme de sauts, comme en mécanique quantique, participent peut-être aujourd’hui encore d’un »saut originel« (Ur-Sprung), par-delà le seuil entre possibilité et réalité, forme et substance, temps et espace. Les effets alternatifs d’ordre électromagnétique qui stabilisent l’atome ne peuvent certes pas être décrits en termes de »trajet«; ils ne parcourent aucune distance et ne sont observables qu’à travers des opérateurs susceptibles de vérification mathématique; mais tout mouvement n’est jamais qu’un concept relationnel, impensable sans un rapport de forces, de même que toute force est inconcevable sans mouvement. À quelque niveau que l’on se place, la notion de mouvement comprend un éloignement de la »stase« (de l’immobilité); et comme celle-ci est impensable sans un procès qui la maintient, toute »ontologie« future ne saurait paradoxalement se passer de la notion fondamentale de mouvement.”

L’aspect le plus problématique d’une relation d’interdépendance entre les deux orientations du temps - ti et tr (v et t) - résulte de la question de savoir si le temps historique de l’humanité peut atteindre des vitesses limite. Avouons que ce problème se trouve à l’origine des réflexions qui ont conduit à cette figure d’un “temps partagé”.

La rapidité de pensée atteinte par notre système nerveux moteur en raison des connexions assez directes entre le télencéphale et les organes d’exécution - que les hommes n’ont pas transférée par hasard sur leur technologie de communication audiovisuelle et télématique - semble en effet approcher des vitesses cosmologiques. Cette impatience et cette agitation propres aux seuls êtres humains est probablement le fruit d’une croissance encéphalique excessive chez le sapiens sapiens, après des millions d’années passées dans un champ d’expérience temporelle proche d’un arrêt de l’Histoire. Dans cet ordre d’idées, on peut admettre, à l’origine, une sorte de syndrome mélancolique (voir II.1); le cercle pratiquement clos du temps circulaire emprisonnant les hommes a éclaté, “et l’humanité a pris cette voie irréversible que nous appelons Histoire. Les objectifs de ce mouvement se situaient dans un au-delà, appartenaient à un avenir encore inexploré; on peut imaginer que cet avenir soit un jour rattrapé, que les objectifs intègrent le champ de l’actualité et que le mouvement devienne récurrent. Ainsi, l’Histoire prendrait à son tour une forme cyclique, s’épuiserait dans sa propre renaissance, répétition et réflexion et n’existerait plus qu’à des fins de sécurisation (d’»autoconservation«) humaine, qui aurait alors atteint la »vitesse de la pensée« cependant que »ti« tendrait vers zéro.”[3]

Mais peut-être ne faut-il pas s’aventurer aussi loin pour constater que les temporalités circulaire et historique sont capables de se dissocier et, ainsi seulement, de dévoiler leurs “radicaux”. Prenons un exemple qui n’est pas tout à fait innocent: comment interpréter l’accélération constatée par de nombreux observateurs d’une évolution que Norbert Elias décrit en termes de “procès de civilisation”? Dans notre ordre d’idées, nous devrons attribuer cette accélération à un seul des deux vecteurs temporels, et la probabilité qu’il s’agisse du vecteur circulaire nous paraît plus fondée que l’hypothèse d’une accélération générale - et bien mystérieuse - du temps historique européen.

Comme on l’a remarqué très tôt, le “progrès” effectué depuis le début de l’ère bourgeoise (dès les 14e et 15e siècles), n’était pas le progrès de l’homme mais de sa science, de son économie et donc des méthodes et moyens propres à assurer la conservation (l’autoconservation) de l’humanité. L’échange des biens, produits alimentaires, services, idées, la montée et la différenciation des niveaux de vie, des “seuils d’inhibition”, de l’hygiène, des idiosyncrasies, du confort... - on consultera la liste donnée par Elias - tout cela n’a pas tant modelé le “cœur” des hommes que leur surface externe, leur “peau”, leur “périphérie”, cette région donc qui a facilité la “communication” affairée et “informelle”, la flexibilité, la mobilité face à la naissance du marché mondial et de la société des masses. Ainsi, “circulation” et communication ont pu s’accélérer à mesure que l’individu se mettait sur la défensive, se protégeait par des écrans, se retirait, se partageait entre ses vies publique et privée (le “citoyen” et le “bourgeois”). Le premier louange de cette nouvelle vie privée se trouve d’ailleurs déjà chez Pétrarque, dans son traité intitulé De vita solitaria  qui date des années 1345-1356.

En théorie, le procès civilisationnel pourrait avoir fini par s’accélérer de manière telle qu’il y aurait lieu de l’écrire sous la forme d’une relation cosmologique: ti®o; tr®c. Mais cela voudrait dire que le couplage temporel assurant la synchronisation des temporalités historique et circulaire serait défaillant (voir ci-après: introduction, 3).

En résumé: on sait depuis longtemps que les systèmes oscillent, qu’ils suivent certains rythmes et qu’ils ont donc une forme “processive” même quand ils sont (relativement) stables; mais le fait qu’ils se transforment (qu’ils possèdent une histoire) n’a été admis d’abord que pour des systèmes hautement complexes comme les systèmes socio-historiques par exemple, alors qu’en principe les deux mouvements du temps sont à l’œuvre partout. En effet, au plus tard depuis Poincaré, on sait que les systèmes de planètes sont eux aussi soumis à l’évolution: Poincaré a pu démontrer qu’un système comprenant seulement trois corps célestes (un soleil, une planète et une lune) suit un mouvement non exactement prévisible. On peut en déduire que le temps du système solaire habité par les êtres humains est lui aussi limité et sera un jour “écoulé”.[4]

Si, à l’inverse, on admet que les systèmes manifestement historiques sont contraints de se conserver, de suivre certains rythmes répétés, certaines périodicités mesurables par des calendriers ou des horloges, il semble évident que la temporalité dont dépend une communauté humaine forme elle aussi un couplage synchronisant les deux vecteurs qui assurent à la fois son temps historique et son temps circulaire.

En règle générale, le temps, à quelque niveau que l’on se place, s’écoulera donc simultanément dans les deux sens mentionnés. On peut illustrer ce phénomène par la figure d’une hélice, d’une spirale ascendante. Les deux directions temporelles devraient coïncider à chaque point de l’hélice. Déjà Gœthe a pu observer cette tendance hélicoïdale dans la nature, en ce qui concerne par exemple la croissance des animaux et des plantes.[5] Ainsi, tout phénomène de croissance présente ce double sens: l’un détermine l’aspect des êtres, “poussant” en long et en large, et n’est pas réversible; l’autre régit la fermeté, la stabilité des êtres, avec la contrainte de se répéter, par exemple sous la forme des “anneaux” d’un tronc d’arbre.

La spirale ou l’hélice représentent des figures parmi les plus énigmatiques de la nature, stimulant sans cesse l’imagination humaine, comme par exemple les coquillages marins et les coquilles d’escargot qui font immédiatement apparaître la spirale de croissance. La mathématisation de cette figure remonte d’ailleurs à Archimède. Deux “moments” moteurs contradictoires s’y trouvent réunis, l’un déterminé et l’autre indéterminé; ce dernier pousse la figure du cercle dans une (seconde) direction qui menace de le faire exploser, de l’annuler au sens d’une transformation irréversible. Dans le cas de la spirale (coquillage, escargot), les deux “moments” se neutralisent mutuellement: l’ensemble mobile, au sein duquel cercle et ligne s’interpénètrent, donne naissance à une figure géométrique qui retrace exactement la structure du couplage temporel.

 

2. Qu’est-ce que le temps?

 

On se demandera peut-être si la conception présentée ci-avant d’un “double sens” du temps n’équivaut pas, une fois de plus, à un décret philosophique arbitraire qui éluderait et mettrait “hors circuit” la question du temps “proprement dit”. Tacitement, on pourrait avoir donné une idée du temps comparable à l’œuvre d’un démiurge qui assumerait deux tâches paradoxales: la conservation (l’autoconservation) des systèmes ainsi que leur génération et corruption (leur histoire).

En effet, il me semble impossible d’isoler un “en-soi” du temps et à la fameuse question de Saint Augustin, je ne saurais au premier abord donner de réponse plus pertinente que celle qu’il a lui-même formulée: “Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne le sais plus”.[6]

Cette aporie de l’un des premiers grands penseurs du temps est, selon Hans-Georg Gadamer, le “prototype de tout authentique embarras philosophique”. Ce type de question serait caractérisé par la “fuite dans l’évidence” et les “grandes questions fondamentales de la philosophie ont toutes cette structure”; elles “semblent se soustraire à la saisie par nos concepts tout en continuant d’exercer leur attrait dans cet écart.”[7]

Déjà l’ “embarras” platonicien - “la relation mimétique par laquelle le mobile (le ciel, le mouvement astral) participe à la possible connaissance de l’immobile (à l’idée)[8] - franchit l’hiatus qui s’ouvre entre le mobile et l’immobile. Mais quand bien même nous supposerions que les mouvements célestes imitent l’immuable (l’idée, l’éternité, l’être) et qu’ils nous en livrent la traduction en données réaccomplissables, “connaissables” - c’est-à-dire: en termes de mouvement -, resterait la question de savoir comment il faut envisager l’instant qui ne se répète pas - comme les mouvements célestes - mais qui serait à chaque fois un instant différent. Même la thèse d’un couplage temporel ne saurait nous affranchir de cet embarras; elle permet simplement d’inscrire l’instant dans une structure en partie déterminée par la récurrence du temps, sans qu’il soit possible de répondre à la question suivante: “Comment le temps, (...) qui représente l’immuable en termes de mouvement, parvient-il à se différencier en déterminations temporelles dont la validité comme états passés, futurs ou présents est à chaque fois singulière? Quel est d’ailleurs le sens de cette “singularité” qui nous conditionne, nous humains? - Ces questions resteront probablement sans réponse. Ce qui constitue le domaine de la singularité comme telle ne s’expliquera jamais à partir de l’intemporel, de l’étant inconditionnel.”[9]. On ne peut ni déduire l’instant - décrit comme immuable dans la tradition d’Aristote à Léonard de Vinci - à partir d’un mouvement répétitif comme celui des planètes ni déduire le mouvement répétitif à partir de l’instant. Les deux - mouvement récurrent et instant - ne sont concevables qu’au sein d’un “couplage” capable de les synchroniser. Nous pourrions bien sûr attribuer une histoire au cosmos, qui aurait débuté avec - et en - un seul instant. Le fameux Big Bang  n’a pu se produire autrement que comme “singularité”, comme événement dirigé (irréversible). Mais avec la formation des atomes les plus élémentaires (hydrogène, deutérium), le “temps” aura dû réintégrer une phase de récurrence et donc un cycle temporel qui, depuis, constitue la matière du cosmos. L’espace ainsi formé ne serait alors que du temps “coagulé”, comparable aux ondes statiques des enveloppes d’électrons au sein des atomes. “L’espace et le temps” - comme nous l’avons affirmé ailleurs[10] en relation avec l’équivalence entre masse et énergie, postulée par Einstein - “sont les deux aspects d’une même chose.”

Il faut également remarquer que le temps propre aux processus - macroscopiques et microscopiques - apparaît sans exception sous une forme “partagée” (“quantique”). Il n’est ni un flux continu (comme le “temps vécu” de Bergson) ni un cycle neutre (comme le temps de la physique newtonienne). Jusque dans les phénomènes de la mécanique quantique, il fait apparaître des intervalles, des oscillations, des fréquences, et on ne saurait décider ici s’il faut ou non admettre un “être” du temps au-delà de ses modes d’apparaître. La simple distinction terminologique entre “mobile” et “immobile” est déjà problématique. Apparemment, l’expérience de l’un ne va pas sans celle de l’autre: le mouvement est impossible à concevoir sans un écran immobile, de même que l’immobilité est indissociable d’un flux - extérieur et intérieur - en mouvement.

Il faudra donc s’en tenir à notre question initiale qui concerne la structure du temps. Ce que nous avons coutume d’appeler le temps est fondamentalement une notion “processive”, qui comprend nécessairement la temporalité dite “subjective”; en effet, celle-ci ne pourra plus revendiquer un “statut à part”, car le fait que l’homme envisage le temps comme un avoir, lui donnant ainsi le statut d’une propriété, n’est que la conséquence de ce que le temps - le temps de vie limité - figure un statut d’être à “responsabilité limitée”. L’être de l’humain - et pas seulement de l’humain - ne se situe pas en dehors du “monde”, ne forme pas un au-delà, mais il est tout aussi mortel que le monde: il est à chaque fois “être-dans-le-monde”, selon la formule de Heidegger: “Ce n’est qu’à partir de l’enracinement de l’être-là dans la temporalité que la possibilité existentielle d’un phénomène devient compréhensible, que nous (...) avons signalé comme constitution de base: l’être-dans-le-monde.”[11] C’est justement cet “enracinement”, le caractère “temporaire” de l’être, qui nous contraint à “compter” (avec) notre temps, à le répartir, à le consigner et à le “récupérer” successivement, comme par exemple sous les rubriques du temps de travail et du temps libre.

Ainsi, le temps se définit toujours déjà à partir de sa fin. Si l’homme a constamment su réifier (spatialiser) le temps sous la forme des mesures temporelles, telles que les jours, les semaines, les mois et les années, cela aura eu pour conséquence l’identification irréfléchie voire la confusion du temps avec les unités temporelles. Conformément à son projet d’asservir sans défaillance le temps à ses fins économiques, l’être humain a cherché à le convertir en un espace-temps maîtrisable dont il ne visait pas moins la conquête qu’il désirait celle de tout territoire inconnu.

Mais, justement, cette spatialisation du temps avec sa transformation en une matière manipulable a forcé les humains à reconnaître qu’il s’agissait là d’une des ressources les plus rares qui soient. Son “partage” minutieux - et en dernière conséquence vain ou peu fructueux - allant des cycles de millions d’années jusqu’à la nanoseconde contemporaine n’est que la conséquence de la volonté de transformer un statut d’être en un statut d’avoir (voir I.7).

 

3. L’expérience moderne du temps:

Immobilisme ou frénésie?

De la dissociation à la rupture du couplage temporel

 

Ces réflexions sur le partage du temps ne sont pas étrangères à la discussion tenace autour de la question de savoir si le temps historique européen s’est ou non épuisé, s’il est parvenu à ses limites ou s’il les a déjà franchies - comme le veut Elias Canetti - ou si au contraire il s’approche à toute vitesse de sa “fin” spectaculaire, sur la voie d’un “progrès” proprement “renversant”.

Ceci dit, nous ne pensons pas que l’accélération démesurée du procès civilisationnel puisse être interprétée sans autres précisions comme une poussée d’accélération du temps historique européen. Pour cette même raison, il nous a paru impossible de décider à première vue si l’Histoire était achevée ou déchaînée, car toute réponse à cette question reste partiale, prédéterminée par la position qui la motive: ainsi, les progressistes ne voulaient pas admettre de fin de l’Histoire et les conservateurs n’y voyaient aucun progrès. Il faut ici brièvement revenir sur les présupposés historiques de cette situation qui - voilà notre conclusion provisoire - ont entraîné la dissociation et la rupture du couplage temporel.

En 1851, Charles Baudelaire écrit: “Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. (...) La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. (...) Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie?”[12] Rédigée en pleine apogée des espoirs progressistes, au moment où l’ère de progrès - comme disaient les contemporains - paraissait déborder de toutes parts, cette conception des choses ne pouvait être rejetée comme simple opinion, point de vue, “dégoût” idiosyncrasique d’un dandy.

Les premiers signes d’un pessimisme historique latent remontent d’ailleurs bien plus loin. Dans notre étude Die Zeit und die Uhren (cf. ci-dessus, note 1), nous avons tenté de repérer une évolution plus ou moins homogène allant de la résurgence d’un syndrome mélancolique manifeste à la fin du Moyen-Âge jusqu’aux Temps Modernes. Que l’on se souvienne des imageries de Bosch ou de Brueghel (Le triomphe de la mort), de la Mélancolie  de Lukas Cranach (1532) ou de Melencholia I  d’Albrecht Dürer - et la liste des témoignages analogues serait longue. Pour le 18e siècle, on peut mentionner, sur le même plan, les univers carcéraux labyrinthiques de Piranesi en Italie, le “surréalisme” cauchemardesque de Goya en Espagne, le monde grotesque et satyrique de Hogarth en Angleterre. Par contre, l’optimisme progressiste ne s’est affirmé qu’au cours du 19e siècle. Les pères des Lumières (et des sciences de la nature) modernes - Montaigne, Descartes, Pascal, Bacon, Newton - ne l’ont pas encore partagé. Cependant, le syndrome mélancolique - la nouvelle “tristesse sans cause” - a donné lieu à un nombre croissant d’élaborations littéraires et scientifiques, le regain d’intérêt pour cette question étant comparable à celui qui a existé au 4e siècle avant notre ère, durant le “Siècle des Lumières” de la Grèce antique, qui a vu naître la Monographie de la bile noire, un écrit traditionnellement attribué à Aristote, avec sa fameuse question liminaire: “Pourquoi tous les hommes exceptionnels, philosophes, hommes d’État, poètes ou artistes, ont-ils été mélancoliques?”

Plus près de nous, Boccace a composé ces vers: “pella maninconia e pel dolore / ch’isento, che m’offende dentro il core(Car la mélancolie et la douleur / que je sens me blessent au-dedans du cœur).[13] Au cours des siècles suivants, les travaux de Thomas Willis (1621-1675), Anne Charles Lorry (1726-1783), Jean-Pierre Falret (1794-1870) et Karl Ludwig Kahlbaum (1828-1899) ou Emil Kraepelin (1856-1926) contribuent à l’élaboration scientifique moderne d’un cercle formel qui - ce que d’ailleurs on savait déjà depuis l’Antiquité - englobe fréquemment le “tableau clinique” contraire de la manie.

Les formes dites “psychotiques” de la mélancolie (les “dépressions”) comprennent en effet le “mode temporisateur de l’immobilité” (selon von Gebsattel), que l’on admet de nos jours. S’y produisent des éclipses du devenir (“Entwerdung”) ou de la palette des humeurs, qui s’accompagnent parfois d’inappétence, voire d’anorexie, ou de l’hallucination d’odeurs de putréfaction. À l’image de l’engouement pour l’hystérie à la fin du siècle passé, ce syndrome ne s’est pas “imposé” avant que sa fréquence ne dépasse une certaine norme statistique.

On constate une évolution parallèle à l’aube de la littérature moderne, qui rejette catégoriquement les valeurs classiques et romantiques. Ainsi, les nouvelles et drames de Kleist (Le séisme au Chili - Penthésilée), le “désillusionisme” ironique et laconique de Klingemann dans les Veillées de Bonaventure, la dissolution des “caractères” identiques dans les Élixirs du diable  d’E.T.A. Hoffmann ou même l’ennui rampant - la “lassitude” - qui traverse maints écrits de Kierkegaard, ainsi que de nombreux personnages dans le théâtre de Büchner (Léonce et Léna, Danton) sont soumis aux influences du syndrome mélancolique. Le fait évident que chaque personne possède une “histoire” se trouve compliqué par l’expérience d’une possible “immobilité de l’histoire”, d’un état “ahistorique” virtuel.

Hegel avait déjà distingué entre les peuples historiques et ceux qui étaient “encore majoritairement sans histoire” pour déclarer: “L’Afrique, telle qu’en vérité elle nous apparaît, est sans Histoire (das Geschichtslose) et sans ouverture (das Unaufgeschlossene).[14]  Bien plus tard, Kojève a voulu prendre à la lettre la philosophie hégélienne de l’histoire en se demandant si le “passage” de “l’Esprit universel” à travers ses figures historiques ne devait pas un jour arriver à son terme, permettant ainsi à l’Esprit universel de se trouver lui-même. Voici ce qu’il écrit en 1946: “La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique: le monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est pas non plus une catastrophe biologique: l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné.”[15]

Déjà Leibniz n’avait pas exclu l’épuisement possible des constellations historiques[16] alors que Kant allait problématiser “l’idée de progrès infini aux visages de Janus” qui lui apparaissait comme la “prospective” d’une “série infinie de malheurs qui, même surpassés par un bien plus grand, ne laissent pas de place à la satisfaction, concevable (pour l’Homme) seulement si le but final se trouve un jour atteint.”[17] Ensuite, Schelling avait invoqué “l’arbitraire” humain comme moteur du procès historique qui parviendrait donc (théoriquement) à sa fin par l’instauration du “règne de la Raison”.[18]

Avec Ernst Troelsch, nous abordons la sphère des argumentations contemporaines: “On ne doit pas exclure la possibilité selon laquelle l’Histoire n’est qu’une fleur éphémère sur l’arbre géant de la vie terrestre”, écrit-il. Et l’image du “dernier homme” (Dubois-Reymonds) “qui grille la dernière pomme de terre sur le dernier morceau de charbon” serait “bien plus probable que l’accomplissement du socialisme ou le retour du Christ ou encore la sélection du surhomme”.[19]

Bien que chez Cournot le concept de “posthistoire” n’apparaisse pas encore, on en trouve déjà l’ébauche: avec “l’état final”, pense-t-il, “les éléments de la civilisation” auront pris “sur tous les autres éléments de la nature humaine, en ce qui concerne l’organisation des sociétés, une influence prépondérante”. La société tendra “à s’arranger, comme la ruche des abeilles, d’après des conditions quasi géométriques”.[20]

Chez Bouglé, il sera question d’une “phase posthistorique”, notion introduite en 1951 dans les débats allemands par Hendrik de Man, qui soutient que cette phase devrait commencer lorsque l’Histoire aura accompli son “sens archétypique” pour entrer dans une “phase de non-sens” (Sinnlosigkeit). “L’alternative” se jouerait alors, “biologiquement parlant, entre la mort et la mutation[21]

Arnold Gehlen, enfin, observe que l’homme moderne réfléchit en “planifiant”, mû par le désir de (se) construire “un monde sans avenir pour acheter à ce prix sa sécurité.” Et il se demande si nous n’avons “pas déjà quitté le domaine historique pour celui de la posthistoire?”[22] Nous aurons à revenir sur ce point (voir II.1).

De même que le pessimisme historique peut cacher un syndrome mélancolique (“dépressif”), il est possible que le modèle “clinique” opposé (dit “maniaque”) ait influencé l’optimisme progressiste. Ce n’est qu’au cours des 18e et 19e siècles que l’idée de progrès devient “autonome”, c’est-à-dire affranchie de sa symbiose avec une humeur plutôt pessimiste comme chez Boccace, Pétrarque, Pascal, Bacon ou Newton. Il ne s’agit pas là d’un hasard. Bien que Pascal y ait déjà vu ce “singulier” spectaculaire de la modernité - le et non plus les progrès -, cette idée ne pouvait déployer toute sa virulence et son agressivité qu’avec l’évolution de la technologie moderne depuis l’invention du chaudron, de la pompe et de la machine à vapeur dans l’Angleterre du 18e siècle. La navigation à vapeur, les chemins de fer, les transports internationaux du courrier et des marchandises, le télégraphe, le téléphone, le grand marché international des nouvelles métropoles, qui aspiraient les gens des campagnes vers les villes - tout cela allait entraîner en peu de temps la modernisation et la mobilisation des sociétés sans qu’aucune barrière naturelle n’ait pu freiner cette évolution. Apparemment, les promesses du progrès s’y réalisaient de manière telle que toute remise en question était tenue pour suspecte et “rétrograde”. En quelque sorte, le progrès courait toujours plus vite que les attentes, les espérances et les “projets d’avenir”. Il suivait sa propre temporalité en augmentant constamment sa vitesse. La seule résistance que l’on pût lui opposer était d’ordre théorique: la remise en cause de la civilisation humaine. Cette critique était le fruit d’une expérience controversée: celle de l’ennui, de la lassitude et de l’immobilité, qui revenait déjà à douter de la “fécondité historique” du progrès, si souvent prônée comme une évidence.

Schlegel, mais également Kant se sont demandés si le sujet de ce progrès - l’être humain - “progressait” lui aussi. Mais il était déjà trop tard pour une nouvelle différenciation de cette notion dont la singularisation était depuis longtemps effective et qui s’était déjà profilée comme un “concept partisan et actif”, comme un “concept d’espérance quasi religieux”, ou encore comme une “idée universelle à caractère philosophico-historique”, très pratique et efficace dans la querelle des partis (selon Reinhard Kosellek). Pascal avait déjà pressenti cette dimension infinie quasi religieuse: “L’homme n’est fait que pour l’infinité. (...) il s’instruit sans cesse dans son progrez.”[23]

Si l’on prend à la lettre ces deux “positions” antagoniques, si l’on reconnaît dans le pessimisme historique comme dans l’optimisme progressiste deux réponses opposées à une même situation de départ, elles devraient pouvoir se ramener aux deux “régimes” (vecteurs) - historique et circulaire - qui composent le temps et qui semblent avoir été en proie à une dissociation graduelle. La rupture tendancielle ou réelle du couplage temporel aurait alors conduit les uns à prendre parti pour un temps historique désormais immobile (le “passé”) alors que les autres adhéraient à la frénésie du temps circulaire, qui n’était plus entravé par le poids de l’Histoire (du passé) et menaçait de s’ “arracher” à son emprise (Heidegger).

Toutefois, cette double réaction doit être lue à l’envers: les progressistes réagissaient à la menace d’une immobilisation de l’Histoire avec le plaidoyer pour la “frénésie” du progrès tandis que les “conservateurs” réagissaient à cette frénésie avec le plaidoyer pour le passé (l’Histoire). Voilà pourquoi les deux formes de réaction pouvaient également s’interpénétrer ou déteindre l’une sur l’autre, notamment lors des apogées dramatiques de la controverse: dans les années 1920 et 1930, les argumentaires oscillaient de plus en plus entre la “droite” et la “gauche” - comme le livre d’Ernst Jünger, Der Arbeiter (Le travailleur, 1932), ou l’idée d’un “national-bolchévisme” forgé par Ernst Niekisch, ou encore le concept spectaculaire et pervers du national-socialisme. Le progressiste se découvrait des penchants conservateurs, des obsessions latentes d’ordre ou des sympathies pour la tradition et la morale; le conservateur vouait une passion inexplicable à la grande vitesse, à la “révolution conservatrice” ou au nationalisme radical, au national-socialisme, populisme, racisme etc. Les relations avec la technologie étaient tout aussi ambigues; dans les deux camps, le développement technique et technologique déclenchait autant de vagues d’indignation que d’enthousiasme.

En pratique, le progressiste et le conservateur, le révolutionnaire et le réactionnaire n’étaient donc pas si faciles à distinguer; il pouvait arriver qu’ils cohabitent dans la même tête pour y jouer, tour à tour, les premiers rôles. À l’image des deux perspectives qu’il s’agissait de défendre - pessimisme et optimisme -, le temps avait également l’air de se “partager” entre l’immobilisme et l’accélération démesurée. Plutôt que d’adhérer au message de l’un des deux plaidoyers, la conclusion la plus plausible était que le couplage assurant la synchronisation du “temps de la conservation” et du “temps de la transformation” était sur le point de rompre, de “lâcher” comme le couple d’une automobile qui “fait du sur place” tandis que son moteur “s’emballe”.

De nombreux indices semblent en effet aller dans le sens d’une rupture du couplage temporel originel vers la fin du 19e siècle. Pour la brièveté de l’exposé, limitons-nous ici à la distinction élaborée par Heidegger dans son écrit majeur, Sein und Zeit  (Être et temps, 1927) entre les expériences inauthentique (uneigentlich) et authentique (eigentlich) du temps: le statut d’un exister “inauthentique”, remarque-t-il, se distingue par un “déchoir au monde” sans critique ni fondement. “Le bavardage et l’ambiguité, l’avoir-tout-vu-et-tout-compris, forment la prétention (Vermeintlichkeit) ; la détermination (Erschlossenheit) ainsi disponible et dominante de l’être-là (Dasein) permet [à l’homme] d’assurer la sécurité, l’authenticité et la plénitude de toutes les possibilités de son être.”[24] Toutefois, la “tranquillisation” qui en procède - “où tout est »en bon ordre«, où toutes les portes sont ouvertes” - n’entraîne pas “l’immobilité et l’inaction mais pousse à l’»entreprise« sans gêne. La déchéance au »monde« ne se tranquillise alors certainement pas”, précise-t-il. “La tranquillisation pleine de tentations accroît la déchéance [au monde...]. Une curiosité experte et une omniscience agitée simulent une compréhension universelle de l’être-là.”[25]

Si on prive l’état de “déchéance” de toute conotation critique relative à la civilisation - comme le suggère d’ailleurs Heidegger: “La déchéance de l’être-là ne doit pas être perçue comme la »chute« à partir d’un »état originel« de pureté et d’élévation.”[26] -, on se trouve confronté à une forme temporelle qui ne s’écoule plus sur la ligne d’une histoire mais qui ressemble à un “tourbillon”; le temps n’avance plus: il circule et décrit des spirales (peut-être toujours plus serrées). Replacé. dans la perspective ici préconisée d’un double régime temporel, cela voudrait dire qu’il suit le “tourbillon” du temps circulaire qui s’est désolidarisé - “arraché” - de la “marche” bien plus posée ou même stagnante du temps historique. De toute évidence, nous sommes ici face à une vitesse limite, ce qui revient à dire que la rupture du couplage temporel a déjà été “consommée”.

Mais cette forme d’existence stigmatisée par “le sans-fond et le néant du quotidien inauthentique”, par la “chute” et le “mouvement tourbillonnant de la déchéance[27] réclamait nécessairement et de manière pressante la figure opposée d’une existence “authentique”, “véritable”, “historique” etc. Et, de toutes parts, on se mit à rechercher fiévreusement le “sol perdu”; les idéologèmes officiels, notamment fascistes, n’y ont pas dérogé.

En étudiant les diverses “offres” de plus près, on s’apercevra qu’ils ne sont rien moins que l’aveu involontaire d’un arrêt de l’Histoire; cela vaut notamment pour Heidegger dont la notion centrale d’un “exister authentique” s’épuise dans la mise aux arrêts ontologique d’une “temporalité” et d’une “historicité”, qui se substituent à l’histoire vivante. Les deux régimes temporels sont ici visés, l’un de manière explicite et l’autre implicitement: à la temporalité historique (“historicité”), traitée (et maltraitée) en termes d’ontologie, on oppose le tourbillon “néantisant”, qui caractérise le temps circulaire.

On notera en particulier le terme de “néantisation” (Nichtigkeit), qu’il faut associer aux recherches ultérieures de Heidegger sur le nihilisme dans l’œuvre de Nietzsche. Avec l’accomplissement du régime circulaire du temps, on assiste effectivement à ce que, depuis Friedrich Heinrich Jacobi, on peut appeler l’anéantissement du monde des objets. Le nihilisme - selon la fameuse lettre de Jacobi à Fichte[28] - serait la conséquence d’un idéalisme poussé à l’extrême, qui convertit tout objet (sensible) en objet intelligible, en catégorie, en “idée”. Selon le procédé cartésien (des Méditations métaphysiques), la philosophie ainsi que les nouvelles sciences de la nature ne connaissent d’objet qu’après avoir fait l’abstraction de toutes ses “propriétés[29]

On comprend que la nouvelle perspective ainsi inaugurée - celle des termes abstraits, des catégories, des forces et des valeurs - est en définitive le résultat d’une relation d’ordre temporel - qui s’exprime par le rapport ti / tr - en considérant qu’avec le début de l’ère de “progrès”, inaugurée avant tout par les nouvelles sciences exactes, les efforts se concentrent davantage sur l’analyse que semble exiger le monde traditionnel des objets - objets aussi bien historiques que matériels. Dans cet ordre d’idées, l’effort scientifique n’est rien d’autre que l’arrêt expérimental du temps historique en faveur du commerce avec ses objets; le cercle ainsi présupposé d’un ordre expérimental œuvre à la confrontation rigide et “intemporelle” entre sujet et objet. En conséquence, le sujet pourra vouer toutes ses énergies à un procédé qui se concentre sur les “relations intimes” avec l’objet, c’est-à-dire sur son “démontage”, sa réduction, sa dissolution. Il est de toute évidence possible de “déchaîner” de manière expérimentale le temps circulaire. Ici comme ailleurs, l’immobilisation du temps historique fournit la condition pour favoriser une sorte de “tourisme” fiévreux, de va-et-vient, de “combat” entre sujet et objet qui, à l’image de l’affrontement entre chasseur et gibier, finira nécessairement par la défaite de l’objet. Le sujet progressera jusqu’aux éléments puis jusqu’au noyau de l’objet qu’il réussira encore à détruire.

C’est Heidegger, une fois de plus, qui porte l’attention sur la circonstance que “l’objet” scientifique a été “immobilisé par la figuration”[30] En interprétant ce procédé d’immobilisation de l’objet (au sein des coquilles hermétiques d’un ordre expérimental quasiment ahistorique) en termes de “métaphysique” - d’une construction intelligible détachée de toute réalité -, il peut également lui reprocher d’avoir, dès les débuts platoniciens et aristotéliciens, préparé le terrain au nihilisme européen. Cette approche des choses se conclut en effet par la dissolution du monde traditionnel des objets qui laisse la place au perspectivisme polymorphe de l’Homme moderne (voir plus loin, III et IV)

 

Voici pour finir quelques événements en rapport avec l’évolution évoquée, qui s’est achevée aux alentours de 1900:

Becquerel découvre les rayons radioactifs (1896); on fabrique les premières matières plastiques comme le galalithe en 1897; Marie Curie isole les éléments du radium et du polonium (1898); Elster et Geitel constatent que la radioactivité repose sur la décomposition atomique (1899); Max Planck fonde la théorie des quanta (1900); Albert Einstein élabore la Relativité Restreinte (1905); avec le mouvement du futurisme italien apparaissent les premiers tableaux non figuratifs (Giacomo Balla: Lampada ad arco, 1909); Rainer Maria Rilke compose le premier roman sans trame (Malte Laurids Brigge, 1910); avec son ballet Le sacre du printemps, Igor Stravinsky abandonne l’harmonie classique. - Mais n’oublions pas les précurseurs de cet art nouveau comme, quelques décennies plus tôt, les grands poètes Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, les nouveaux mondes sonores de Satie et Debussy, ou les peintures de Van Gogh et Cézanne.

Au modèle de la rupture du couplage temporel correspond ici le partage du monde en une région “figurative” (passée) et une région “abstraite” (moderne) qui se traduit, au plan politique, par un mouvement de “gauche” et un mouvement de “droite” représentés par les partis progressiste et traditionnaliste. Ce partage a marqué la pensée de la moyenne bourgeoisie, son orientation scientifique et politique; dans ce dernier domaine, il a pu s’institutionnaliser dès 1800 en France: à cette époque, la fraction progressiste siégea pour la première fois à gauche et la fraction conservatrice à droite du président de l’Assemblée Nationale.

Cependant, le paradoxe de ce partage du monde consistait en ce que les partis ainsi constitués devaient manquer le programme qu’ils avaient élaboré: pour les uns le passé, pour les autres le devenir de l’Histoire. Contrairement aux apparences, ce n’était pas le temps proprement dit - la ligne du temps historique - qui avait rompu, mais le couplage appelé à synchroniser les temporalités historique et circulaire; il ne pouvait donc s’agir d’une controverse entre passé et devenir (du monde et de la société); en vérité, seul le facteur de transformation qui génère le changement historique a fait défaut, de telle sorte que toutes les énergies pouvaient (et devaient) se concentrer sur le vecteur temporel présidant à la conservation (“autoconservation”) humaine. Arraché à l’inertie  du passé (de l’histoire), et donc sans “freins”, sans entraves, le facteur de conservation s’était affranchi et menaçait de “surchauffer” progressivement pour venir saboter, paradoxalement, le projet humain de la conservation-de-soi qu’il était censé assumer.

 

4. Le principe de conservation.

L’aiguillage philosophique de l’expérience moderne du temps

 

Sous le règne du temps circulaire, l’affirmation suivante, qui inaugure l’éthique moderne, se vérifie sans exception: il s’agit d’une proposition de Spinoza qui veut que “l’Esprit (...) s’efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie”.[31] La scolie correspondante précise que “cet effort, quand il se rapporte à l’esprit seul, est appelé Volonté; mais quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, on le nomme Désir (Appetitus). Le désir n’est donc rien d’autre que l’essence même de l’homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation.” Plus loin, Spinoza écrit: “Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être, c’est-à-dire ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie notre puissance d’agir.”[32] De même, “plus l’on s’efforce et l’on a le pouvoir de chercher ce qui nous est utile, - c’est-à-dire de conserver son être, - plus on est doué de vertu”.[33]

En comparaison, le Discours de la méthode  proposé par Descartes se situe aux antipodes: fondé sur “l’instance” de la pensée - res cogitans  -, il place l’analyse, le “travail au scalpel” (selon la formule de Sartre), à la base de toute connaissance. Alors que pour Spinoza, l’un des principes directeurs semble être le corps humain avec ses besoins (appetitus, cupiditas, libido ), tout, pour Descartes, est dans la “tête”: celle du sujet analysant, connaissant, qui conçoit le monde comme une “objectivité” distincte - res extensa  - sur la route du territoire étendu des nouvelles sciences.

Avec ces deux positions, on a pu délimiter un territoire où la connaissance (l’analyse) progressive des conditions universelles entrait au service de la conservation de l’espèce humaine, fonctionnant comme le “moteur” du mouvement des Lumières. Avec les moyens et dans le cadre de la philosophie et de l’argumentation modernes, d’autres “objectifs” - tels que celui, transcendant, de l’espérance chrétienne de salut - n’étaient plus à l’ordre du jour, de sorte que “l’eudémonisme” antique pouvait triompher une nouvelle fois en tant que motivation centrale de la modernité européenne. Cette “conversion” a cependant été annoncée quelque temps plus tôt, comme on peut le lire chez Montaigne: “Quoy qu’ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c’est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecœur.”[34]

Notons dans ce contexte que les imaginations, qui jadis ont convoité l’au-delà paradisiaque propre aux espérances chrétiennes, se convertissent peu à peu à des espérances non plus motivées par la foi chrétienne mais par un au-delà cognitif au degré d’abstraction plus ou moins élevé; le titre de cette nouvelle transcendance a été trouvé par Thomas Moore, un humaniste anglais, lord et chancelier d’Henri VIII: L’Utopie. Depuis lors, celle-ci représente un pôle abstrait d’opposition aux “conditions régnantes”. Implicitement ou explicitement, son intention est critique et découle par conséquent toujours aussi des conditions réelles comme le prescrit d’ailleurs déjà le texte même de Thomas Moore (voir ci-après III.3).

L’u-topie - comme l’indique l’origine grecque du mot - n’occupe pas de lieu réel, de topos; cependant, le texte (paru en 1516 - l’une des premières esquisses d’une société communiste) s’est apparemment imposé comme l’un des modèles du projet “réel-utopique” qui allait bouleverser, quelque quatre siècles plus tard, la Russie de 1917; le marxisme-léninisme officiel s’était alors réclamé de ce modèle avec l’assurance insouciante qui caractérise le “synchronisme de la diachronie”, l’un des traits les plus remarquables de l’esprit bourgeois; depuis ses débuts, cet esprit semble en effet “penser en plans”, fixant par écrit les grandes lignes de l’évolution pour les siècles à venir, de sorte qu’il ne serait pas inutile de se demander s’il n’a pas toujours eu l’intention de tricher avec l’Histoire en cherchant à la transcender; les “objectifs” qu’il s’était fixés - recherche scientifique infatigable et conservation de soi - sont en tout cas restés valables jusque dans le passé le plus récent.

Puisque la raison finale doit considérer tout moment présent à l’horizon de l’avenir, qui n’est pas encore atteint, elle est incapable de le laisser être par lui-même. La raison finale est un dictateur qui, systématiquement, soumet la multiplicité des instants présents, dans leur différence donnée, à l’unité future qu’elle vise. La continuité de l’action et de la pensée finalistes est censée surmonter la discontinuité du temps historique, que ce soit au moyen du savoir, de la rationalité propre à l’existence commune, vertueuse et homogène, ou encore de l’histoire universelle dans son ensemble.”[35]

La primauté du temps circulaire serait-elle la finalité d’une “classe”, le “but partisan” d’une bourgeoisie planétaire? - voilà une question qu’il s’agira d’étudier de plus près (en III.3/4).

 

5. La rupture du couplage temporel dans les psychoses modèles

 

Pour conclure cette introduction, nous voudrions illustrer à travers l’exemple des psychoses modèles la possibilité d’obtenir la rupture du couplage temporel dans des conditions expérimentales. Écoutons le récit d’un participant à une expérience sous LSD; il raconte ce qu’il a vécu après avoir pris cet hallucinogène:

Je sais surtout que je n’arrivais pas à rester en place. Dès que je regardais une chose, elle se dissolvait. Mon bras rapetissait pour devenir une masse difforme. Le visage de l’expérimentateur se décomposait en structures multicolores lorsque je m’y attardais plus qu’un court instant. À ce moment-là, j’eus l’horrible sensation qu’à l’intérieur de moi, tout s’évanouissait autant que l’ensemble des perceptions extérieures. Le calvaire augmenta avec la prise de conscience que tout cela n’allait jamais finir. Apparemment, le temps n’avançait plus (...) À un moment, je regardai le chronomètre plein d’espoir parce que, pour moi, le temps s’était arrêté. Le mouvement de l’aiguille devait me prouver que le temps continuait d’exister. Mais je fis la constatation effrayante que l’aiguille était immobile pour ensuite se retrouver brusquement à un tout autre endroit. Plus tard, quand l’expérimentateur vint vers moi, je le vis d’abord assis, puis debout à mi-chemin, puis soudain juste à côté de moi. À ce qu’il me semblait, plus rien n’était réel.”[36]

On voit que le “temps historique” de ce participant tend vers une vitesse nulle alors que le temps de la “réception” - le temps de la vérification, de la confirmation (de soi), bref: le temps circulaire - s’en est découplé pour tourner à toute allure, menaçant de dévorer tous les objets. “Dès que je regardais une chose, elle se dissolvait” - y compris la propre personne. Le sujet a “l’horrible sensation qu’à l’intérieur [de lui-même], tout s’évanouissait aussi bien que l’ensemble des perceptions extérieures”. Parallèlement, le temps - historique - “n’avançait plus”. Toute continuité est perdue, de sorte que pour le sujet - comme il le constate expressément - “le temps s’était arrêté”. L’aiguille du chronomètre “était immobile pour ensuite se retrouver brusquement à un tout autre endroit” etc.

Mais la désynchronisation - la rupture du couplage temporel dans sa double orientation - continue de faire son effet sur le chemin du retour:

Le chemin n’en finissait pas. En face de moi, j’aperçus la maison dans la lumière du couchant, et elle bougeait en même temps que j’avançais, de sorte que je craignais ne jamais pouvoir arriver chez moi. En face de moi, dans la rue, je vis une femme avec son enfant qui, malgré mon allure soutenue, ne se rapprochèrent pas davantage, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tout d’un coup à ma hauteur. Apparemment, un temps infini s’était écoulé jusqu’au moment où j’atteignis enfin la porte de la maison.”[37]

Le chemin, le retour, le mouvement continu, qui accaparent alors toute l’attention, n’en finissent pas, et la maison bouge en même temps que le sujet qui craint ne jamais pouvoir revenir chez lui. Il a l’impression qu’un “temps infini” s’est écoulé avant qu’il n’arrive à la maison où sa femme lui apprend que “quelques minutes seulement” ont passé depuis son coup de fil  annonçant qu’il allait rentrer.

De toute évidence, on se trompe en admettant communément que le temps passe plus ou moins vite selon des paramètres subjectifs. Il faut toujours également tenir compte du vecteur temporel correspondant qui sera proportionnellement plus ou moins lent. Si par exemple le temps historique que nous avons à parcourir au fil de nos expériences tend vers une vitesse nulle, le temps circulaire menacera de s’en affranchir et d’engloutir tous les objets de la perspective externe aussi bien qu’interne - objets qu’il s’agit d’abord de construire dans un processus d’échange, dans le “commerce” avec eux.

Il semble que l’effet inverse - l’accélération, le “déchaînement” du temps historique et la stagnation du temps circulaire - puisse, lui aussi, être obtenu sous l’influence de drogues. Une expérience avec de la psylocybine, un autre hallucinogène, a montré des “altérations dans la perception de la musique” avec le résultat que “l’aspect de mouvement propre à la musique n’était plus perçu[38] Les sujets des tests avaient toujours une avance sur le flux naturel des séquences tonales qu’il s’agissait de percevoir. Le temps historique fusait. Atteignant une vitesse absolue, il n’était plus perçu comme tel. En retour, le temps circulaire (de la réception) s’était approché d’une vitesse nulle, et le flux donna l’impression de stagner. Contrairement aux peurs déclenchées par l’effet de dissolution lors de l’expérience sous LSD, les sujets sous psilocybine ne manifestaient aucun sentiment de malaise. Ce n’est donc pas le flux ou encore l’accélération excessive du temps historique mais un arrêt de l’histoire qui provoquerait la peur ou l’angoisse. Elle se retrouve également dans les états dits psychotiques de la dépression et de la paranoïa qui semblent comporter l’expérience d’un arrêt de l’histoire.

En écoutant le passage menant au tourbillon, dans la seconde partie du Carnaval romain  d’Hector Berlioz, un sujet perçut la transition, les coups de fanfare et le forte “comme trois pièces juxtaposées sans relation les unes aux autres”. Et une “autre personne participant au test à qui l’on demanda le tempo d’une fugue de Bach” déclara: “Le tempo était sans importance, ni rapide ni lent (...) comme une musique à l’arrêt, présente tout entière, sans déroulement, sans tempo”[39] Un autre participant, un violoncelliste, perçut “avec une clarté excessive la grille de la partition” et remarqua: “Lorsque je fais de la musique, j’ai l’impression d’esquisser des figures le long de cette grille (...) en jouant, j’ai la sensation de n’être qu’un dessinateur.”[40]

Le temps historique avait toujours déjà survolé (“devancé”) le flux des séquences tonales qui pouvait alors s’imposer comme une “pièce”, une “entité”, tandis que le temps circulaire (réceptif) s’était approché de la vitesse nulle, “stabilisant” en apparence quelque chose de nature foncièrement instable: le flux musical. Dans le test sous LSD au contraire, le temps circulaire, qui atteignait une vitesse absolue quand le temps historique stagnait, avait “déstabilisé” quelque chose que nous tenons par nature pour stable: le monde des objets.

On peut en déduire que les perspectives données par nos perceptions (nos sens) sont elles aussi dépendantes des deux vecteurs temporels ti et tr. En vérité, les impressions qui nous sont données par nos actes de perception ne sont pas statiques, mais composent les séquences d’une “grille temporelle” (Pöppel) qui cependant échappe à la perception. En vérité, les processus de perception sont également constituées de particules, de quanta qui forment un film (ou encore une bande-son), dont les séquences les plus courtes durent 30-40 millièmes de secondes et dont les plus longues n’excèdent pas trois secondes - le temps nécessaire à la déclamation d’un vers poétique courant.

 

 


[1] Friedrich CRAMER est biochimiste et coauteur avec Wolfgang KAEMPFER de l’ouvrage Die Natur der Schönheit. Zur Dynamik der Schönen Formen (La nature de la beauté. Le dynamisme du Bel Ordre), Francfort (Insel), 1992 (n.d.t)

[2] Le paragraphe qui suit est tiré du premier  livre sur le temps de Wolfgang KAEMPFER, Die Zeit und die Uhren (Temps et horloges), Francfort-s-Main (Insel), 1991, p. 57 sq. (n.d.t.)

[3] Ibid., p.59

[4] Cf Friedrich CRAMER / Wolfgang KAEMPFER,  Die Natur der Schönheit, op.cit. p.16ssq.

[5] GŒTHE a admis deux “systèmes” de croissance, qui toutefois ne correspondent pas exactement aux deux orientations du temps discutés ici. Cf F. CRAMER / W. KAEMPFER, Die Natur der Schönheit, op.cit., p.283sq.

[6]Quid est ergo tempus? Si nemo ex me quaerat, scio; si quaerenti explicare velim, nescio”. SAINT AUGUSTIN,  Confessiones, IX, 14

[7] Hans-Georg GADAMER, Über leere und erfüllte Zeit (Temps vide et temps plein), dans: Die Frage Martin Heideggers. Beiträge zu einem Kolloquium mit Heidegger aus Anlaß seines 80. Geburtstages, Heidelberg 1969, p.17

[8]  Gottfried HEINEMANN, Zum ontologischen Primat der Gegenwart in der spekulativen Kosmologie Alfred N. Whiteheads (La primauté ontologique du présent dans la cosmologie spéculative d’A.N. Whitehead), dans: Zeit-Zeichen. Aufschübe und Interferenzen zwischen Endzeit und Echtzeit (Signes du temps. Ajournements et interférences entre temps finissant et temps authentique), éd. par G. Chr. Tholen et M.O. Scholl, Weinheim 1990, p.115

[9]Ibid.

[10] Wolfgang KAEMPFER, Die Zeit und die Uhren, op.cit., p.97

[11]Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit (Être et temps), Tübingen 1979, p.351

[12] Charles BAUDELAIRE, Fusées, dans Œuvres complètes, NRF 1937, Tome VI (Œuvres diverses), p.266sq.

[13] BOCCACE, Ninfala Fiesolano, cit. d’après Klibansly, Panofsky et Saxl, Saturn und Melancholie, Francfort-s-Main 1990, p.321

[14]G.W.F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte (Leçons sur la philosophie de l’histoire), Werke (Œuvres), tome 12, Francfort (Suhrkamp) 1970, p. 129: “Car elle (l’Afrique) n’est pas une partie historique du monde; elle ne fait preuve d’aucun mouvement ou développement...”

[15] A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris 1962, p.434, note 1

[16] Cf. l’ouvrage de Max ETTLINGER, Leibniz als Geschichtsphilosoph (Leibniz, philosophe de l’Histoire), Munich 1921

[17] Immanuel KANT, Das Ende aller Dinge (La fin de toutes choses), dans: Kant-Studienausgabe (éd. Weischedel), tome 6, p.182 et ssq.

[18] F.W.J. SCHELLING, Schriften von 1799-1801(Écrits de 1799-1801), Darmstadt 1982, p.589

[19] Ernst TROELTSCH, Der Historismus und seine Probleme (L’historicisme et ses problèmes). Gesammelte Schriften (Œuvres complètes), Tübingen 1922 (1977), tome 3, p.101

[20]A. COURNOT, Traité des Idées fondamentales dans les Sciences et dans l’Histoire, Paris 1922, p.606sq.

[21]Hendrik DE MAN, Vermassung und Kulturverfall. Eine Diagnose unserer Zeit (Massification et déchéance culturelle. Un diagnostic de notre époque), Munich 1951, p.135 sq.

[22]A. GEHLEN, Über die Geburt der Freiheit aus der Entfremdung (La naissance de la liberté à partir de l’aliénation), dans la revue >Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie 60 (1952/53), p.325

[23] Citations d’après Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland (Vocabulaire historique de base. Dictionnaire historique de la langue socio-politique en Allemagne), édité par Brunner, Conze et Kosellek, Stuttgart 1975, tome 2, p.359 - Blaise PASCAL, Fragment de préface sur le Traité du vide, Œuvres, éd. Brunschvig, Paris 1908, tome 2, p. 138

[24] Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit (Être et temps), op. cit., p.177

[25]Ibid.

[26]Ibid., p.176

[27] Ibid., p.178

[28] Connue à Jena depuis 1799, cette lettre, qui mentionne pour la première fois le concept de “nihilisme”, a été publiée à la fin de cette même année.

[29] On se souviendra de l’exemple du morceau de cire dans la seconde méditation. René DESCARTES, Meditationes de prima philosophia, Paris 1641, cf par.ex. l’édition bilingue chez Garnier Flammarion, pp. 89 à 95

[30] Martin HEIDEGGER, Holzwege (Chemins qui ne mènent nulle part), Nietzsches Wort »Gott ist tot« (Le mot de Nietzsche »Dieu est mort«), Francfort 1980, p.275 (das “durch das Vorstellen zum Stehen Gebrachte”)

[31] SPINOZA, Éthique III, prop.IX, p. ex. dans “Œuvres complètes”, Gallimard, La Pléiade (Paris 1954), p.422 (Trad. R. Callois)

[32] Ibid., IV, démonstration de la prop.VIII, éd.cit., p.497

[33] Ibid., IV, Prop. XX, Éd.cit., p.506

[34] MONTAIGNE, Essais, Livre I, chap.XX (Que philosopher, c’est apprendre à mourir ), p.ex. Gallimard, La Pléiade, p.80

[35] Rolf GRIMMINGER,  Die Ordnung, das Chaos und die Kunst (L’ordre, le chaos et l’art), Francfort/M., 1990, p.51

[36] Hans HEIMANNN, Zeitstrukturen in der Psychopathologie (Structures du temps en psychopathologie). Dans: Die Zeit. Dauer und Augenblick (Le temps. Durée et instant), Munich/Zurich 1989, p.64

[37] Ibid.

[38] Ibid., p.67

[39] Ibid.

[40] Ibid. p.66

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(*) Kaempfer, Wolfgang : Le double jeu du temps à la lumière de l’expérience humaine
Ed L’Harmattan 1998  - 20 euros
in coll. « Philosophie en commun » dirigée par J. Poulain

ISBN 2-7384-6393-2

sur Internet : http://www.harmattan.fr/

Il s’agit de la traduction française du livre « Zeit des Menschen », paru chez Insel, Francfort 1994

 

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ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES

 

Né en 1923 en Allemagne, Wolfgang Kaempfer fit l’expérience de la guerre comme soldat à partir de 1941. Après 18 mois de captivité en Russie, il entama un cursus universitaire général, comprenant les sciences naturelles (physique et chimie), la philosophie, la psychologie et la littérature. En 1953, il passa son doctorat en lettres. Ensuite, il travailla comme adaptateur scénique à la radiotélévision de Berlin (SFB, aujourd’hui RBB), puis chez l’éditeur de théâtre Felix Bloch Erben. En 1963 il fut engagé au Goethe-Institut et dirigea les Centres Culturels d’Alger et de Toulouse, tout en effectuant des recherches en germanistique. Il publia des articles dans diverses revues littéraires (Recherches germaniques e. a.) et une présentation très critique de l’écrivain Ernst Jünger (1981). Au cours des années 1980, il entra en contact avec le groupe constitué autour du département d’Anthropologie Historique de l’Université Libre de Berlin (FU), cofondé par Dietmar Kamper, qui devint un ami proche. Parallèlement, il enseigna la littérature en Italie (Trieste, Padoue) et coorganisa des colloques avec l’Istituto Gramsci et le Goethe-Institut Trieste, dont il fut le directeur. Ses recherches s’orientèrent alors plus particulièrement sur le problème du temps, l’histoire, l’esthétique et les phénomènes de civilisation. Ces thèmes sont présents dans les quatre livres qu’il publia entre 1991 et 2005.  Ses publications lui valurent des invitations à la FU et à l’Université Humboldt de Berlin. Décédé en 2009, son dernier projet théorétique devait toucher à "l’acte civilisateur" d’Héraclès, né de discussions avec son ami, le philosophe berlinois Klaus Heinrich. Mais une autre passion, qui l’avait occupé dès sa jeunesse, l’emporta: Ainsi, il préféra passer les deux dernières années de sa vie à l’écriture d’un roman, qui restera malheureusement inachevé.

 

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

 

1) français

Le double jeu du temps (traduit par Stefan Kaempfer), L’Harmattan 1998, dans la collection "Philosophie en commun" dirigée par Jacques Poulain

 

2) allemand
Die Zeit und die Uhren
, Francfort Insel 1991 ("Le Temps et les Horloges", avec une contribution de Dietmar Kamper)
"Die Natur der Schönheit", Francfort Insel 1992 ("La nature de la beauté", en collaboration avec le biochimiste Friedrich Cramer)
Zeit des Menschen:, Francfort Insel 1994 (Le double jeu du temps )
Zeitsturm  ("Les conversations méditerranéennes de Dietmar Kamper avec Wolfgang Kaempfer"), éd. Tectum 2004
Der stehende Sturm  ("Dynamique d’auto-dissociation de la société"), éditions Kadmos 2005
Die unsichtbare Macht ("Le pouvoir invisible"), ouvrage collectif (avec des contributions de W.K., Jacques Poulain, Dietmar Kamper, Slavoj Žižek), éd. Sine Causa 2005

Certains de ses articles sur la littérature allemande peuvent être consultés dans la revue "Recherches Germaniques" (Strasbourg). Son livre sur l’écrivain Ernst Jünger est paru aux éditions Metzler (1981, épuisé, il en existe une traduction italienne). D’autres articles, philosophiques et sociologiques, sont parus notamment dans la revue d’anthropologie historique Paragrana, (Akademie Verlag, Berlin, éditée par Christoph Wulf).

L’éditeur berlinois Reinald Gußmann (Vorwerk 8) annonce la publication d’un recueil d’essais pour 2010.

 

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