WOLFGANG KAEMPFER

 

Wolfgang Kaempfer


À la recherche de l’identité perdue

 

(Réflexions sur le capitalisme actuel)

 

 

 

 

 

En prenant à la lettre l’exigence de l’“animal politique” que l’homme sociable s’est jadis imposée, une question reste aujourd’hui sans réponse univoque; deux tendances antagoniques s’excluent mutuellement: l’une, désocialisante, menace de congédier toute sociabilité; l’autre, socialisante, recherche une identité perdue. D’un côté, l’être humain s’approche à pas de géant d’une société mondiale qui relativise tous les liens traditionnels, si elle ne les dissout pas; de l’autre, un retrait s’opère sur les diverses niches des relations de proximité, allant de la quête identitaire d’ordre local, ethnique, tribal ou familial jusqu’à l’identification à travers des groupes rivalisants; ces deux tendances se conditionnent mutuellement.

Ainsi, une situation conflictuelle s’annonce, dont les lignes de démarcation prennent d’autres chemins que les frontières du passé; elles ont tendance à dissocier en partie les nations historiques, comme les Basques ou les Catalans en France et en Espagne, les Bretons ou les Corses en France, le front entre catholiques et protestants en Irlande du Nord etc.

De même, des conséquences géopolitiques s’annoncent avec le divorce des Tchèques et des Slovaques, le démembrement de la Yougoslavie au fil d’une longue et sanglante guerre civile, la confrontation génocidaire des Tutsis et des Hutus au Rwanda, la menace d’une dislocation de l’Indonésie, la tumeur des mouvements terroristes en Algérie, en Israël, en Afghanistan ou au Pakistan, les agressions fratricides à peine cicatrisées issues du conflit Est-Ouest, notamment en Amérique latine où la soi-disant guerre froide a souvent été vécue comme un incendie, telle une véritable troisième guerre mondiale, sévissant douze ans au Salvador, quatorze ans au Guatemala et presque trente ans au Nicaragua. Dans certains pays sud-américains les mouvements de guérilla sont toujours en activité; au Mexique, on en compte jusqu’à trois, dont celle du légendaire sous-commandant Marcos qui aura tenté en vain de s’entendre avec le gouvernement central. À la fin du conflit Est-Ouest, l’empire soviétique a été en proie à la dissolution, et la Chine n’est pas exempte de phénomènes de corrosion: certains groupements claniques n’y hésitent plus à attaquer le gouvernement et le parti, à refuser de céder des récoltes ou de payer des impôts, à s’opposer au contrôle des naissances décrété par l’État.

En août 1997, le sous-commandant Marcos a publié un article dans Le Monde Diplomatique sous ce titre provocateur: La quatrième guerre mondiale a commencé, à savoir celle qui suit la “troisième guerre mondiale” du conflit Est-Ouest. Ce dernier a fait naître un affrontement qui, selon Marcos, embrase l’ensemble du monde actuel: celui du “capitalisme sans frontières”, sous l’égide des Etats-Unis, avec des particularismes qui se font jour un peu partout, parmi lesquels il compte des groupes comme la communauté homosexuelle.

Mais cette analyse transporte encore les vieux espoirs de la gauche européenne aux adeptes disséminés partout sur le globe; il s’agit de l’espoir selon lequel le libéralisme tant historique qu’actuel pourrait se diviser en un courant humanitaire, “éclairé” et un mouvement commercial, capitaliste qui, par contraste, s’enracinerait dans une union obscurantiste avec le traditionalisme de droite.

Mais l’espoir d’une telle séparation repose sur une illusion; l’ancienne union entre capitalisme et conservatisme est trompeuse: ce n’est que l’alliance opportuniste entre deux tendances principales dont l’une est issue de l’économie monétaire moderne et des sciences exactes qui applique un programme d’apparence scientifique touchant à la conservation tant individuelle que sociale (un programme formulé dès les aphorismes de Francis Bacon du Novum Organon), conduisant peu à peu à la sclérose de la société, à sa pétrification dans les conventions et les traditions; l’autre tendance libère les énergies émancipatrices, entraînant la mobilité progressive de la société.

En vérité, ces deux tendances dépendent l’une de l’autre comme la rivière et son lit, comme les institutions rigides de l’État et l’affairement déchaîné des acteurs commerciaux ou industriels. Cet antagonisme pourrait être éclairé par la rupture entre deux directions du temps, jadis complémentaires, l’une étant ce mouvement irréversible, linéaire, que j’ai proposé d’appeler le temps historique [1], et l’autre cet aspect réversible, cyclique, que serait alors le temps circulaire. Ces deux mouvements sont en principe synchronisés dans un couplage temporel, qui, à partir d’un moment historique bien précis, datable autour de l’an 1900, l’époque de la légendaire Fin de Siècle, aura connu un dysfonctionnement qui s’est soldé par la désynchronisation de ces deux éléments.

En effet, il est remarquable que le canon traditionnel des Arts et des sciences de la Nature, notamment celui de la physique classique, entre alors dans une phase abstraite, non figurative: ainsi, la “substance” de la physique comme celle de la peinture ou de la musique se sont dissoutes dans un ensemble diffus, intangible; et il est très probable qu’au même moment l’économie monétaire et le capitalisme entament leur phase finale.

Le capitalisme, - ou ce que nous appelons ainsi, - n’est pas lié à un modèle particulier de société, à un organisme bien défini, ou à une idéologie, à une religion déterminées. Le phénomène que Marx et successeurs ont nommé “idéologie bourgeoise” fait apparaître les traits d’un “arrangement” associant convention et intérêt, immobilisme traditionnel et mobilité économique.

En réalité, ces deux aspects ne sont pas séparables. L’activité économique libérale, émancipée, n’est pas en soi génératrice d’une forme de société, mais elle est dépendante des sociétés existantes, historiques; elle en a besoin comme d’un “corps d’accueil”. N’étant à l’origine qu’une activité parmi d’autres dans un organisme social cohérent, elle a gagné en autonomie dès les 17e et 18e siècles pour constituer par touches successives une unité économico-politique qui embrassait déjà l’ensemble du monde de cette époque.

Si un “organe” de l’organisme social s’affranchit, s’il se met à proliférer, nous sommes en présence d’un phénomène comparable à l’apparition d’un cancer: une association particulière de cellules, plus robuste que les autres, se nourrit et se multiplie aux dépens de toutes les autres; ce processus peut également concerner l’organe qui assure la défense de l’organisme: la caste militaire prendrait alors le pouvoir pour imposer au système un militarisme sans bornes. Bref, le phénomène que nous appelons aujourd’hui “libéralisme”, et qui possède une connotation plutôt positive, s’est mis en place à partir d’une libéralisation économico-politique progressive pour aboutir à la domination finale. Qu’il le veuille ou non, tout libéralisme suit les traces qui mènent nécessairement à la dissolution, à la dissipation de structures, de systèmes, d’organismes donnés. Pour cette raison, ce serait peine perdue de décrire le capitalisme actuel en termes figuratifs et physionomiques: il n’a pas de visage particulier; aucun pays industriel ou pré-industriel n’échappe à son emprise. Si on l’attaque, on est confronté à la difficulté de n’avoir aucun “ennemi” en face de soi. Il semble qu’il ait pris la forme d’un nuage de particules capable de pénétrer les fortifications les plus imprenables. Le bloc de l’Est a constitué l’un des derniers remparts de ce genre.

L’erreur majeure du système soviétique et de ses satellites a été de croire à un ennemi rôdant à l’extérieur de ses murs, alors qu’il sévissait à l’intérieur comme partout ailleurs. D’une certaine façon, le capitalisme est toujours déjà mis en œuvre. Discrètement, il détermine nos actes, configurant ce que nous percevons comme un mouvement énigmatique, sans fin: le déchaînement du temps circulaire. En effet, Hannibal n’est plus ante portas mais depuis longtemps intra muros, comparable à un fantôme omniprésent, tout-puissant, dont personne n’aperçoit plus le vrai visage.


 

[1] Wolfgang Kaempfer : Le double jeu du temps (L’Harmattan, 1998)

 

(traduction: Stefan Kaempfer)

 

© kaempfer 2009

 

 

ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES

 

Né en 1923 en Allemagne, Wolfgang Kaempfer fit l’expérience de la guerre comme soldat à partir de 1941. Après 18 mois de captivité en Russie, il entama un cursus universitaire général, comprenant les sciences naturelles (physique et chimie), la philosophie, la psychologie et la littérature. En 1953, il passa son doctorat en lettres. Ensuite, il travailla comme adaptateur scénique à la radiotélévision de Berlin (SFB, aujourd’hui RBB), puis chez l’éditeur de théâtre Felix Bloch Erben. En 1963 il fut engagé au Goethe-Institut et dirigea les Centres Culturels d’Alger et de Toulouse, tout en effectuant des recherches en germanistique. Il publia des articles dans diverses revues littéraires (Recherches germaniques e. a.) et une présentation très critique de l’écrivain Ernst Jünger (1981). Au cours des années 1980, il entra en contact avec le groupe constitué autour du département d’Anthropologie Historique de l’Université Libre de Berlin (FU), cofondé par Dietmar Kamper, qui devint un ami proche. Parallèlement, il enseigna la littérature en Italie (Trieste, Padoue) et coorganisa des colloques avec l’Istituto Gramsci et le Goethe-Institut Trieste, dont il fut le directeur. Ses recherches s’orientèrent alors plus particulièrement sur le problème du temps, l’histoire, l’esthétique et les phénomènes de civilisation. Ces thèmes sont présents dans les quatre livres qu’il publia entre 1991 et 2005.  Ses publications lui valurent des invitations à la FU et à l’Université Humboldt de Berlin. Décédé en 2009, son dernier projet théorétique devait toucher à "l’acte civilisateur" d’Héraclès, né de discussions avec son ami, le philosophe berlinois Klaus Heinrich. Mais une autre passion, qui l’avait occupé dès sa jeunesse, l’emporta: Ainsi, il préféra passer les deux dernières années de sa vie à l’écriture d’un roman, qui restera malheureusement inachevé.

 

 

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

 

1) français

Le double jeu du temps (traduit par Stefan Kaempfer), L’Harmattan 1998, dans la collection "Philosophie en commun" dirigée par Jacques Poulain

 

2) allemand
Die Zeit und die Uhren
, Francfort Insel 1991 ("Le Temps et les Horloges", avec une contribution de Dietmar Kamper)
"Die Natur der Schönheit", Francfort Insel 1992 ("La nature de la beauté", en collaboration avec le biochimiste Friedrich Cramer)
Zeit des Menschen:, Francfort Insel 1994 (Le double jeu du temps )
Zeitsturm  ("Les conversations méditerranéennes de Dietmar Kamper avec Wolfgang Kaempfer"), éd. Tectum 2004
Der stehende Sturm  ("Dynamique d’auto-dissociation de la société"), éditions Kadmos 2005
Die unsichtbare Macht ("Le pouvoir invisible"), ouvrage collectif (avec des contributions de W.K., Jacques Poulain, Dietmar Kamper, Slavoj Žižek), éd. Sine Causa 2005

Certains de ses articles sur la littérature allemande peuvent être consultés dans la revue "Recherches Germaniques" (Strasbourg). Son livre sur l’écrivain Ernst Jünger est paru aux éditions Metzler (1981, épuisé, il en existe une traduction italienne). D’autres articles, philosophiques et sociologiques, sont parus notamment dans la revue d’anthropologie historique Paragrana, (Akademie Verlag, Berlin, éditée par Christoph Wulf).

L’éditeur berlinois Reinald Gußmann (Vorwerk 8) annonce la publication d’un recueil d’essais pour 2010.

 

A lire aussi :

 

> La relation monétaire. Histoire de la domination temporelle
> Trois fragments. Désocialisation. Télérelation. Code monétaire
> Le double jeu du temps (introduction)
> Cultures et Civilisation